Bovines

France (2011)

Genre : Autre

Écriture cinématographique : Documentaire

École et cinéma 2017-2018

Synopsis

Dans les champs, on les voit, étendues dans l’herbe ou broutant paisiblement. Grosses bêtes placides que l’on croit connaître parce que ce sont des animaux d’élevage. Lions, gorilles, ours ont toute notre attention, mais a-t-on jamais vraiment regardé des vaches. S’est-on demandé ce qu’elles faisaient de leurs journées ? Que font-elles quand un orage passe ? Lorsque le soleil revient ? A quoi pensent-elles lorsqu’elles se tiennent immobiles, semblant contempler le vide ? Mais, au fait, pensent-elles ? Au rythme de l’animal, au milieu d’un troupeau, Bovines raconte la vie des vaches, la vraie.

Générique

Producteurs délégués : Nicolas Anthomé, Jérémie Jorrand
Ingénieur du son : Manuel Vidal
Monteuse : Karen Benainous
Directeur de la photo : Emmanuel Gras
Mixeur : Cyrille Carillon
Durée : 1h04

Autour du film

On a souvent de la « vie des vaches » l’image d’Épinal de bovidés dont le plus clair du temps est occupé à paître et à regarder passer les trains. On retient ainsi de ces derniers leur placidité à toute épreuve. Posés au loin dans un champ, leur existence paraît par principe monotone, voire fortement ennuyeuse.

Le documentaire réalisé par Emmanuel Gras propose une étonnante prise à contre-pied, loin de cette image soporifique de la vache, en nous offrant un kaléidoscope d’images somptueuses. Les couleurs sont vives et les contrastes saisissants. Les vues sont splendides, les vallons verdoyants, les nappes de brume, les brins d’herbe… Et puis le tout est égayé de très agréables chants d’oiseaux.

Les plans prolongés offrent le temps nécessaire pour s’imprégner de l’image, mais leur articulation réserve bien des surprises. Ces plans nous font passer sans transition d’une vue d’ensemble à un détail très précis, apaisent soudain le bruit pour laisser place au silence, transitent d’images mouvementées à des images statiques, ou encore de mouvements lents à de brusques accélérations.

L’espace d’un instant, on pense deviner l’intention du réalisateur : nous mettre pour ainsi dire « dans la peau d’une vache », nous proposer de percevoir le monde comme elles peuvent bien le percevoir. Nous serions invités à endosser la placidité contemplative des vaches, ou à faire l’expérience de ce à quoi ressemble l’herbe juste avant qu’on la broute. Après tout, certains éleveurs ne leur prêtent-ils pas une capacité spirituelle, voire reconnaissent, dans leurs cornes tournées vers le ciel, une sorte de connexion cosmique, comme le raconte la philosophe Vinciane Despret dans son dernier ouvrage sur les animaux ?

Toutefois, la suite du documentaire dément fermement cette première impression d’une sorte d’expérience de zoomorphisme. C’est à la fois plus simple, plus compliqué et plus tragique.

Plus simple, car comme l’indique le titre du documentaire, il s’agit de la « vraie » vie des vaches, que le réalisateur donne à voir. Il se contente de capturer quelques instants, parmi tant d’autres, du quotidien de ces animaux. Il nous invite à regarder les vaches brouter, se déplacer dans une prairie, se protéger de la pluie, accoucher d’un petit, déféquer. Tous ces moments, dans ce qu’ils ont de très banal, restituent des sensations, des impressions, et invitent à explorer ce que font vraiment les vaches, plutôt qu’à toujours chercher à le comprendre ou à l’analyser.

Il ne faut donc pas sur-intellectualiser ce documentaire, car une telle démarche serait contraire à l’esprit qui s’y déploie. C’est devenu un réflexe qui accompagne la vision d’un documentaire de toujours interpréter, d’imaginer que chaque plan nourrit un dessein, la « Grande Vision du Réalisateur » ; certains plans ici s’offrent le luxe de se suffire à eux-mêmes.

C’est également plus compliqué qu’une simple expérience de zoomorphisme, car loin de tenter de ramener le spectateur à un rang de bovidé qui serait inférieur, il semble bien que le réalisateur nous invite à considérer les vaches comme des êtres dotés de multiples compétences. Ainsi, tour à tour, nous les verrons faire preuve de curiosité, par exemple pour un objet aussi insolite qu’un sac plastique, d’inquiétude, quand vient l’orage, ou encore de solidarité.

Enfin, et surtout, Bovines révèle la force d’une bouleversante tragédie au fil des plans. Il ne faudrait pas trop dévoiler les moments clés de l’intrigue. Car, aussi surprenant que cela puisse paraître, le documentaire révèle petit à petit une tournure inattendue, lorsqu’il montre la compétence des vaches à souffrir, quand on les sépare l’une de l’autre.

En effet, Emmanuel Gras réussit le tour de force de nous donner à voir la souffrance des vaches, dans ce qu’elle a de plus douloureux, de plus brut. Il réussit à nous montrer cela précisément en évitant une critique certes pertinente, mais trop convenue, de l’élevage industriel. Au contraire, il parvient à créer un effet de contraste assez réussi dans la succession des plans, où la sérénité du pâturage ne fait que renforcer la déchirure qui vient. Vraiment, si on se laisse prendre au jeu du réalisateur, la construction du récit prend une terrible intensité dramatique.

À ce titre, l’approche du documentaire s’inscrit à la suite des travaux récents de sociologie et de philosophie qui permettent d’appréhender les animaux différemment, de leur reconnaître des compétences1 et de « dé-sociologiser » le regard porté sur eux pour mieux apprécier, sur un mode pragmatique, ce dont ils sont capables. C’est alors un regard empreint d’une grande humanité qui émerge2, un regard qui reconnaît aux vaches beaucoup de qualités, dont la plus belle et la plus tragique est celle de souffrir.

Pour ce tour de force, pour avoir réussi à générer une véritable douleur hors de la placidité, Bovines est un documentaire qui mérite amplement le détour.

V. Despret et J. Porcher, Être bête, Paris, Actes Sud, 2007
lectures.revues.org

François Thoreau, « Emmanuel Gras, Bovines ou la vraie vie des vaches », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2013, mis en ligne le 03 avril 2013
lectures.revues.org