Laura

États-Unis (1944)

Genre : Drame

Écriture cinématographique : Fiction

Lycéens et apprentis au cinéma 2017-2018

Synopsis

Laura, qui travaillait dans la publicité, a été découverte abattue d’une décharge de chevrotine en plein visage dans le hall de son appartement. Le lieutenant McPherson enquête auprès de ses proches, principalement Waldo Lydecker, un journaliste et critique à la plume acide, qui a fait de Laura une femme du monde, et Shelby, un Adonis sans le sou qu’elle devait épouser. Au fil de ses recherches, où il apprend à la connaître au travers des témoignages, de la lecture de ses lettres et de son journal intime, et subjugué par un tableau qui la représente, l’inspecteur tombe sous le charme de la défunte Laura…

Distribution

Gene Tierney : Laura Hunt
Dana Andrews : Lieutenant Mark McPherson
Clifton Webb : Waldo Lydecker
Vincent Price : Shelby Carpenter
Judith Anderson : Ann Treadwell
Et, parmi les acteurs non crédités :
Dorothy Adams : Bessie Clary, la servante de Laura
Lane Chandler : un détective
James Flavin : Détective McEveety
Kathleen Howard : Louise, la cuisinière d’Ann

Générique

Réalisation : Otto Preminger (et Rouben Mamoulian, renvoyé, non crédité au générique)
Production : Otto Preminger pour la Twentieth Century Fox
Scénario : Jay Dratler, Samuel Hoffenstein et Elizabeth Reinhardt, d’après le roman de Vera Caspary
Musique : David Raksin
Photographie : Joseph LaShelle (initialement Lucien Ballard), Lucien Ballard (non crédité)
Montage : Louis Loeffler
Direction artistique : Lyle Wheeler et Leland Fuller
Costumes : Bonnie Cashin
Distribution : Twentieth Century Fox
Durée : 1h28

Autour du film

Avertissement : l’analyse du film révèle des éléments importants de l’intrigue, dont l’identité du meurtrier !

Otto Preminger a montré une ténacité à toute épreuve pour réaliser Laura, œuvre atypique dans la déferlante de films noirs qui envahissent les studios américains en 1944. Alors que Billy Wilder, en adaptant Assurance sur la mort de James M. Cain, reste fidèle à l’univers des petits escrocs et des femmes fatales inhérent au roman noir, Otto Preminger conçoit une œuvre bien plus ambigüe, qui confronte deux influences littéraires opposées : le hard boiled d’un côté et le roman à mystère dans la veine de ceux d’Agatha Christie de l’autre. Pour construire son récit et ses personnages à la forte dualité, il ne cesse de jouer sur cette opposition de style. Cette complexité a dérouté bien du monde à la Fox. Sans la persévérance d’Otto Preminger, le seul qui véritablement crut en ce projet, le film n’aurait certainement jamais vu le jour. Brouillé avec Darryl F. Zanuck depuis ses réticences à tourner Kidnapped en 1937, il a réussi à retourner la situation à son avantage en obtenant les faveurs de la tête pensante du studio, qui l’autorise finalement à remplacer à la dernière minute Rouben Mamoulian derrière la caméra. Otto Preminger avait une conception extrêmement précise de ce qu’il voulait en termes de décors, de costumes, de jeu d’acteur, trois éléments particulièrement essentiels dans la réussite de cette œuvre.

Laura se nourrit donc de deux traditions de littérature policière, très en vogue dans les années quarante. Cette confrontation se trouve d’emblée incarnée dans le duel qui oppose Waldo Lydecker à Mark McPherson. Dans sa rhétorique et ses manières distinguées, Waldo évoque un certain type de roman policier anglais, dans lequel le mystère est résolu en huis clos grâce à la perspicacité du détective. L’enquête de Laura se déroule presque exclusivement en intérieurs, dans de luxueux appartements décorés avec faste. On est bien loin de l’atmosphère âpre et sombre du Faucon maltais de John Huston. Cette omniprésence des intérieurs, conjuguée à une concentration du temps et à un nombre limité de personnages, montre l’influence directe du théâtre dans lequel Otto Preminger a fait ses débuts à Vienne et aux Etats-Unis. D’ailleurs, Clifton Webb est un acteur qui a connu la gloire sur les planches de Broadway avant de commencer une carrière à Hollywood. C’est l’écrivain et poète Samuel Hoffenstein qui a façonné le personnage de Waldo Lydecker, dont les répliques savoureuses se heurtent à la rudesse de celles de Mark McPherson, qui personnifie le pan hard boiled du film.

Ce policier dur à cuir, le chapeau vissé sur le crâne, la mâchoire serrée, la cigarette au bec et vêtu d’un long imper beige à la Humphrey Bogart se caractérise de prime abord par des manières grossières et une prose machiste. Cependant, le lieutenant se révèle bien plus complexe qu’il n’y parait : il passe d’une posture d’enquêteur macho à celui d’amant passionné. A l’inverse, Waldo cache ses pulsions meurtrières envers les femmes derrière une galanterie de façade. Le journaliste est d’ailleurs un personnage ambivalent à plus d’un titre. Sa jalousie dissimule une identité sexuelle ambigüe. S’il veut mettre hors-jeu les amants de Laura, c’est parce qu’ils sont « beaux » et « musclés ». Son manque de virilité, qui l’empêche de posséder totalement Laura, le conduit en définitive à la tuer. A la fin, il lui avoue qu’elle est la meilleure partie de lui-même. En appuyant sur la gâchette du fusil, il chercherait donc à prendre définitivement possession de celle qu’il considère comme sa création, en plus de s’affirmer en tant qu’homme. Troisième protagoniste masculin, Shelby Carpenter se distingue par sa faiblesse de caractère et ses mensonges à répétition. Ce personnage à la forte carrure sert avant tout à brouiller les cartes dans le triangle amoureux qui se forme autour de Laura et à complexifier l’intrigue policière.

À l’image de la personnalité ambivalente de Mark McPherson, les codes du hard boiled sont déréglés : toutes les scènes attendues du genre – la course poursuite sous une pluie battante, l’interrogatoire musclé avec une lampe aveuglante – sont seulement esquissées, voire détournées. En fait, l’intrigue tient bien plus du huis clos policier cher à Agatha Christie. Otto Preminger se montre très habile dans l’utilisation d’espaces souvent surchargés d’objets. Comme dans les enquêtes d’Hercule Poirot, ceux-ci possèdent une signification particulière et aident à la résolution du crime. Dès le premier et impressionnant plan séquence, qui plante le décor avec brio, la voix off met l’accent sur la pendule. Celle-ci est mentionnée à deux autres reprises par Waldo qui, comme dans un jeu, aiguillonne le détective et le spectateur vers la solution de l’énigme. La pendule a d’ailleurs une symbolique intéressante. Elle met en valeur deux thématiques essentielles du film noir : le timing, donnée déterminante dans la réussite d’un meurtre, et la fatalité, centrale dans les tragédies mettant en scène des relations amoureuses à sens unique. Avec sa dernière tirade très théâtrale, Waldo Lydecker se transforme en effet en héros tragique qui a échoué dans sa quête d’amour éternel avec Laura. Quant à Mark McPherson, son attrait quasi-fétichiste pour les objets appartenant à la défunte est révélateur de son désir obsessionnel pour la jeune femme. Ceux-ci ne sont donc pas dotés d’une unique fonction narrative, mais permettent également de tisser des liens forts entre les personnages.

Les relations entre les êtres sont dominées par le mensonge et la manipulation. Journaliste de profession, Waldo Lydecker est un expert dans la déformation des faits. L’histoire est introduite à travers son point de vue au moyen d’une voix-off subjective. En tant que puissance omnisciente qui cherche à tout contrôler, Waldo apparaît comme un double fictif du cinéaste. Il bouge ses pions, modèle Laura comme une star, anticipe le déroulement des événements, met en scène les coups de théâtre, notamment celui à l’origine de la première rupture entre Laura et Carpenter. Le premier tiers du film nous est conté à travers son regard. Au cours du flashback relatant l’ascension de Laura dans la société, les rapports de force entre les personnages, signifiés à travers leur disposition précise dans chaque plan, permettent d’interpréter ce qui aurait pu pousser les deux principaux suspect à tuer Laura : la jalousie dévorante pour Waldo et la honte du rejet pour Shelby. Après le récit de Waldo à Mark, le point de vue glisse de l’un à l’autre grâce à un léger zoom sur le visage du lieutenant. Le spectateur suit alors Mark McPherson dans son enquête, qui se transforme en quête de la femme désirée. Se placer du point de vue des personnages permet au scénariste de ne pas révéler plus d’informations que ce que savent déjà Waldo Lydecker et le détective. Otto Preminger peut alors manipuler à sa guise le spectateur, en ménageant un coup de théâtre de taille : la résurrection de Laura, celle-là même dont on annonçait la mort dès la première phrase du film.

Avant ce mystérieux retour, elle n’existait qu’à travers le regard des trois hommes qui la convoitaient. La beauté photographique du portrait qui orne le salon de son appartement et le charme romantique du thème musical qui lui est associé font d’elle une véritable icône cinématographique, toujours désirée après sa mort. Dans la manière de représenter le corps et le visage de la femme, le film noir a participé à forger la dimension iconique des actrices d’Hollywood. Ici, Laura Hunt n’est même pas encore apparue en chair et en os qu’elle est déjà une source de fantasmes pour les hommes. L’éternel leitmotiv d’Eros et Thanatos transperce alors irrémédiablement l’écran. Son appartement est comme un mausolée où viennent se recueillir ses anciens et futurs amants, qui ne trouvent pas meilleur endroit pour converser que sa chambre à coucher. Dès le début du film, Mark s’étend mine de rien sur le lit de Laura : il ne l’a encore jamais vue mais succombe déjà au vent de passion qui souffle autour de la jeune femme. Peu à peu, il pénètre son intimité en s’appropriant par le toucher et le regard les objets qui témoignent de sa beauté et de sa sensualité. La séquence où il entre de nuit dans l’appartement de la victime est matinée d’onirisme : la frontière entre le rêve éveillé et la réalité est mince lorsque Laura Hunt, fantomatique dans son imperméable gris pâle, le surprend en train de dormir. Cette fragile frontière est symbolisée par le portrait de Laura qui trône entre les deux personnages. De femme rêvée, elle devient une femme réelle et humaine.

Laura est un pôle magnétique qui relègue les autres femmes au second plan. Dans sa carrière de publiciste, elle a connu l’ascension fulgurante d’une actrice d’Hollywood. Comme Le Roman de Mildred Pierce de Michael Curtiz, Laura est un film qui questionne la place de la femme dans une société traditionnellement dominée par les hommes. Dénigrée par Waldo au cours de leur première rencontre, elle parvient à inverser la situation et prend le dessus sur ce personnage hautain, qui en retour la façonne selon son bon goût, tel Pygmalion et sa Galatée. Admirée pour sa beauté mais aussi pour son intelligence, elle s’impose vite comme une figure indépendante et transgressive, qui n’hésite pas à désobéir. « Je n’aime pas qu’on me donne des ordres », rétorque-t-elle à Mark McPherson qui s’étonne qu’elle ne se soit pas pliée à sa volonté. Bien que séductrice et manipulatrice, Laura ne correspond pas totalement au prototype de la femme fatale. Si elle ment au lieutenant, c’est à des fins vertueuses, puisqu’elle croit Carpenter innocent. Mais pour la conquérir, le détective est obligé de l’amener sur son propre terrain, l’interrogeant dans une salle dont le dépouillement contraste avec le luxe de son appartement où les nombreux miroirs ne renvoient qu’une image édulcorée de la réalité. Lorsque le lieutenant consent à éteindre les projecteurs braqués sur son visage, aveuglé comme celui d’une femme qui n’assume plus son statut d’icône, la vérité peut enfin surgir et les masques tombent. Dans la manière de confronter ses personnages, Otto Preminger active certains leviers du huis clos. Très mobile, la caméra élimine progressivement dans chaque scène les distances entre les personnages, au fur et à mesure que la tension monte, à l’image des petites billes du jeu de Mark qui finissent par s’entrechoquer au moindre déséquilibre.

Laura est une pièce maîtresse dans l’œuvre d’Otto Preminger, non seulement parce que le film lance pour de bon sa carrière à Hollywood, mais aussi parce que le cinéaste réutilisera à plusieurs reprises le leitmotiv du crime passionnel, au point que Fallen Angel sorti en 1945 soit traduit en français par… Crime Passionnel. Par son dispositif narratif innovant et la représentation de la femme qu’elle véhicule, Laura est une pierre angulaire du film noir. La manipulation des points de vue, l’onirisme et les nombreux coups de théâtre s’accompagnent d’une mise en scène dont toute l’intelligence se manifeste dès le plan-séquence introductif. Mais l’influence de Laura dépasse le simple cadre du film noir. On en retrouve de nombreux motifs dans la filmographie de Joseph L. Mankiewcz par exemple : l’utilisation du portrait dans L’Aventure de Mme Muir, la manière de dépeindre la femme dans Eve et La Comtesse aux pieds nus, sans compter le personnage de Waldo Lydecker qui préfigure celui d’Andrew Wyke dans Le Limier. A plus d’un titre, Laura est une œuvre séminale dans le cinéma américain, car Otto Preminger a su dépasser les modèles dont il s’est inspiré pour réaliser un film d’une puissante modernité.

Par François Giraud, pour DVDCLASSiK
www.dvdclassik.com

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Analyse par Nicolas Saada, pour Télérama