Oiseaux de passage (Les)

Colombie, Mexique (2019)

Genre : Drame, Thriller

Écriture cinématographique : Fiction

Archives LAAC, Lycéens et apprentis au cinéma 2022-2023

Synopsis

Dans les années 1970, en Colombie, une famille d’indigènes Wayuu se retrouve au cœur de la vente florissante de marijuana à la jeunesse américaine. Quand l’honneur des familles tente de résister à l’avidité des hommes, la guerre des clans devient inévitable et met en péril leurs vies, leur culture et leurs traditions ancestrales. C’est la naissance des cartels de la drogue.

Distribution

Natalia Reyes : Zaida
José Acosta : Rapayet, le mari de Zaida et chef de cartel
Carmiña Martínez : Úrsula, la matriarche, mère de Zaida et Leonidas
John Narváez : Moisés, le premier aide trafiquant de Rapayet
José Vicente Cotes : Peregrino, le vieux Wayuu
Juan Bautista : Aníbal, le chef des plantations de marihuana
Greider Meza : Leonidas, le fils d’Úrsula

Générique

Réalisation : Cristina Gallego, Ciro Guerra
Scénario: Maria Camila Arias, Jacques Toulemonde
D’après une idée originale de Cristina Gallego
Image : David Gallego
Décors : Angélica Perea
Son : Carlos García, Claus Lynge
Montage : Miguel Schverdfinger
Musique : Leonardo Heiblum

Autour du film

En 1968, lors d’une cérémonie du peuple autochtone amérindien Wayuu dans la province de Guajira au nord de la Colombie, la jeune Zaina danse le rituel du passage à la vie de femme, dans la plus pure tradition ancestrale. Rapayet, un jeune homme d’un autre village, séduit par la beauté de Zaina, entre dans la danse pour lui signifier ses prétentions amoureuses. Úrsula, matriarche autoritaire du village, lui met la barre très haut : le prestige de sa tribu fait que la dot demandée pour la main de Zaina sera exorbitante, sous la forme de nombreuses chèvres, vaches et colliers.

Rapayet, prêt à tout pour conquérir la belle, s’allie avec Moisés, un ami « étranger » (externe à la tribu) sans foi ni loi et fan de musique, pour changer d’activité économique : sur l’idée de Moisés, le commerce peu lucratif du café fait bientôt place à celui de la marijuana, d’abord pour fournir en drogue une petite communauté hippie américaine anticommuniste installée sur une plage de Colombie. Rapayet et Moisés servent d’intermédaire entre les américains et le petit cartel d’Aníbal, autre chef Wayuu et producteur de chanvre. Rapayet s’enrichit très vite, réunit la dot exigée et obtient la main de Zaina. Le trafic de drogue prend de l’ampleur à l’international et Rapayet devient chef de cartel. Projeté dans la grande richesse, il construit un palais où il loge tous les siens. Dans les années 1980, ce cartel, passé sans transition de la tradition au gangstérisme, est un avant-goût des grands cartels de drogue colombiens. Úrsula, malgré l’acceptation de son nouveau statut de parvenue, reste paradoxalement attachée aux traditions et voit dans la présence insistante d’un oiseau les prémices d’un malheur. La violence et les soupçons s’installent et grossissent au point d’autodétruire toute cette communauté ethnique.

Pistes de travail

Deux logiques s’entrecroisent dans Les Oiseaux de passage, dessinant une double trajectoire. Il y a, tout d’abord, la courbe ascendante puis descendante d’une prospérité bâtie sur une activité criminelle et dangereuse. Il y a ensuite un mouvement magique et cyclique, ancien et primitif, adhérant au précédent avant de le miner. Le film de Cristina Gallego et Ciro Guerra, qui fut présenté à l’ouverture de la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes en 2018, pourrait être décrit comme une plongée dans les origines, à la fois celle d’une réalité sociale et historique, celle d’un genre cinématographique, celle d’un monde primitif enfin, fonctionnant selon ses propres règles.

Les premières images du film transportent le spectateur au centre d’une communauté wayuu, des Indiens de Colombie dont la vie et la compréhension du monde sont régies par un certain nombre de croyances et de rites destinés tout à la fois à donner du sens à celui-ci et à en assurer la cohérence. Une cérémonie dansée, installant un sentiment de transe et d’hallucination, destinée à fêter la sortie d’une jeune fille de son adolescence, inaugure un récit qui peu à peu va élargir le théâtre des événements.

Rapayet, un jeune homme du clan, ainsi que son ami Moises, qui n’en fait pas partie, découvre les possibilités d’enrichissement que promet la vente aux touristes américains de marijuana, cultivée par les villageois. Très vite, ce commerce organise la vie de la communauté à qui elle va promettre et offrir une économie florissante, mais aussi contraindre celle-ci à faire commerce avec d’autres familles, d’autres clans, d’autres ethnies. Ce simulacre d’économie marchande, dont le film détaille les conditions concrètes, s’installe et contraint les Wayuu à sortir de leur monde, à composer avec une réalité humaine extérieure à leurs propres règles. Cette ascension est dirigée selon les règles de fer d’un matriarcat à la faveur duquel la belle-mère du jeune homme énonce la loi du groupe. Dès lors se mettent en place les conditions de l’ascension de la famille de Rapayet puis celles de sa déchéance et de son annihilation.

Un mécanisme fatal

L’histoire que conte Les Oiseaux de passage, que l’on devine être la genèse des cartels de la drogue en Colombie, s’étale sur deux décennies, du début des années 1970 à la fin des années 1980 ; soit la chronique de la création d’un nouveau monde et la destruction d’un ancien. La construction du récit en chapitres (de la naissance à la chute en, passant par la prospérité et la guerre) dessine une sorte de fatalité qui est aussi celle inscrite par les conventions d’un genre cinématographique, celui du film de gangsters dont est respecté la courbe dramatique.

Mais le film de Cristina Gallego et Ciro Guerra interroge par ailleurs cette fatalité, sans vouloir forcément la réduire à un déterminisme purement humain, en la confrontant aussi à une cosmogonie particulière. Le sujet du film n’est-il pas l’impossibilité de faire coïncider un ordre symbolique, celui qui guide la vie des Wayuu (dont le non-respect entraîne la destruction de fonctionnements ancestraux) avec celui défini par la compétition et l’avidité ?

L’on passe de la logique du récit criminel à celle de la fable, voire du conte teinté de surnaturel

Les Oiseaux de passage navigue ainsi entre la description d’un mécanisme fatal (nourri parfois de conventions un peu attendues comme le comportement de Leonidas, le fils de Rapayet, jeune chien fou qui va dérégler la machine du trafic de drogue) et celle d’un ordre secret, occulte, prodigieux et métaphysique, tout à la fois fragile et menaçant. L’on passe ainsi de la logique du récit criminel à celle de la fable, voire du conte teinté de surnaturel. Ce que la conclusion du film soulignera alors qu’une forme de chaos aura eu raison de l’équilibre initial. On peut penser au cinéma d’un Glauber Rocha, qui mêlait métaphore politique et fascination pour des rituels débarrassant le récit de tout naturalisme, le faisant irrésistiblement basculer dans une dimension magique. Cette radicalité est le seuil devant lequel s’arrête pourtant la fresque de Cristina Gallego et Ciro Guerra.

Jean-François Rauger