Biographie
Enfant de la balle, Jacques Tourneur est le fils de Fernande Petit, actrice vedette du Théâtre Antoine, et de Maurice Tourneur, régisseur dans cette même salle avant de devenir réalisateur. A 10 ans, il part avec sa mère rejoindre son père, qui s’est installé aux Etats-Unis. Citoyen américain en 1919, il participe à son premier tournage en tant que script sur un film de son père, La Frontière humaine, à Tahiti en 1924. Il occupera cette fonction, ainsi que celle d’assistant, sur certains de ses films suivants, et se lancera dans une éphémère carrière d’acteur pour la MGM.
De retour en France en 1929, il monte plusieurs longs métrages de son père pour la société Pathé-Natan, à qui il fait part de son désir de passer lui-même à la mise en scène. En 1931, il se voit confier la réalisation du mélo Tout ça ne vaut pas l’amour, un des tout premiers films avec Jean Gabin. Après trois autres longs métrages mineurs, il repart aux Etats-Unis avec sa femme, espérant obteir plus de moyens pour tourner ses films. Engagé par la MGM, il doit d’abord se contenter d’enchaîner les courts métrages pendant deux ans. Selznick lui permet aussi de tourner quelques scènes pour la fresque « A tale of two cities », un film qui marque sa rencontre, décisive, avec le scénariste Val Lewton, qui produira ses oeuvres les plus marquantes.
En 1939, il réalise son premier long métrage, They All Come Out, film réaliste sur le monde pénitentiaire, avant de mettre en scène, dans un tout autre genre, deux enquêtes du détective Nick Carter. Sous l’impulsion de Lewton, Jacques Tourneur peut s’atteler à un projet plus personnel, La Féline (Cat People, 1942), avec Simone Simon en femme panthère, un film fantastique novateur par sa façon de susciter la peur de manière allusive et sensuelle. Tourné pour un budget dérisoire, La Féline est un énorme succès, qui surprend les dirigeants de la RKO. Dans ce même registre surnaturel, jouant sur les clairs-obscurs, le tandem Tourneur/Lewton livre ensuite Vaudou (I walked with a zombie) puis L’homme léopard, également couronnés de succès.
Ayant ainsi fait ses preuves, Jacques Tourneur est alors sollicité pour réaliser des oeuvres dans des genres très différents, ce qui n’est pas pour déplaire à cet amoureux du cinéma qui se décrivait comme un humble artisan. Il passe ainsi de la saga historique à gros budget (Jours de gloire avec Gregory Peck) au western (Le Passage du Canyon), et signe de brillants films noirs et criminels, comme Angoisse avec Hedy Lamarr, ou La Griffe du passé (1947), sommet du film noir qui offre à Robert Mitchum un de ses plus beaux rôles, celui d’un détective manipulé. Auteur de Berlin Express, thriller tourné dans l’Allemagne de l’immédiat après-guerre, il signe ensuite Stars in my Crown, chronique de la vie d’un village sudiste au XIXe siècle.
Dans les années 50, Tourneur s’illustre dans le film d’aventures, signant La Flèche et le flambeau avec Burt Lancaster, La Flibustière des Antilles avec Jean Peters en femme-pirate ou encore Les Révoltés de la Claire-Louise avec Glenn Ford. Il enchaîne avec une série de westerns (Stranger on horseback, Un jeu risqué, L’Or et l’amour) avant de revenir au polar pour la Columbia, avec Nightfall et au film d’angoisse avec Rendez-vous avec la peur (Night of the Demon) (1958). Sur ce long métrage, il entre en conflit avec la production, qui impose des plans du monstre à ce maître de la suggestion. Tourneur se voit alors proposer des films de genre à petit budget, part à Cinecitta tourner un peplum avec Steve Reeves (La Bataille de Marathon) et multiplie les projets destinés au petit écran : il met en scène un épisode de la série Bonanza et l’ensemble des émissions du Barbara Stanwyck show. Il met un terme à sa carrière avec le film de SF The City under the sea en 1965 avant de revenir dans son pays natal pour se retirer en Dordogne.
Filmographie
Courts métrages
1936 : A Miniature: The Story of 'The Jonker Diamond'
1936 : Harnessed Rhythm
1936 : Master Will Shakespeare
1936 : Killer-Dog
1937 : The Grand Bounce
1937 : The Boss Didn't Say Good Morning
1937 : The Rainbow Pass
1937 : Le Roi sans couronne (The King Without a Crown)
1937 : Romance of Radium
1937 : The Man in the Barn
1937 : What Do You Think?
1938 : What Do You Think? (Number Three)
1938 : Mort d'un bateau (The Ship That Died)
1938 : Un visage derrière un masque (The Face Behind the Mask)
1938 : What Do You Think?: Tupapaoo, sur Tabou de Murnau
1938 : Un nimbe de gloire (Strange Glory)
1938 : Think It Over
1939 : Yankee Doodle Goes to Town
1942 : L'Étranger mystérieux (The Incredible Stranger)
1942 : L'Alphabet de la santé (The Magic Alphabet)
1944 : Reward Unlimited
Longs métrages
1931 : Tout ça ne vaut pas l'amour ou Un vieux garçon
1933 : Toto ou Son Altesse voyage
1933 : Pour être aimé
1934 : Les Filles de la concierge
1939 : They All Come Out
1939 : Nick Carter, Master Detective
1940 : Phantom Raiders
1941 : Doctors Don't Tell
1942 : La Féline (Cat People)
1943 : Vaudou (I Walked with a Zombie)
1943 : L'Homme-léopard (The Leopard Man)
1944 : Jours de gloire (Days of Glory)
1944 : Angoisse (Experiment Perilous)
1946 : Le Passage du canyon (Canyon Passage)
1947 : La Griffe du passé ou Pendez-moi haut et court (Out of the Past)
1948 : Berlin Express
1949 : La Vie facile (Easy Living)
1950 : Stars in my Crown
1950 : La Flèche et le Flambeau (The Flame and the Arrow)
1951 : L'enquête est close (Circle of Danger)
1951 : La Flibustière des Antilles (Anne of the Indies)
1952 : Le Gaucho (Way of a Gaucho)
1953 : Les Révoltés de la Claire-Louise (Appointment in Honduras)
1955 : Le juge Thorne fait sa loi (Stranger on Horseback)
1955 : Un jeu risqué (Wichita)
1956 : L'Or et l'Amour (Great Day in the Morning)
1957 : Rendez-vous avec la peur (Night of the Demon)
1957 : Poursuites dans la nuit (Nightfall)
1958 : La Cible parfaite (The Fearmakers)
1959 : Tombouctou (Timbuktu)
1959 : Frontière sauvage (Frontier Rangers), The Gunsmith, The Bound Women, The Burning Village, (3 épisodes de Northwest Passage, série TV)
1959 : La Bataille de Marathon (La battaglia di Maratona)
1960 : Passage secret (Mission of Danger), The Break out, les 2 autres épisodes, The Red Coat et The Secret of the Cliff ont été réalisés par George Waggner (3 épisodes de Northwest Passage, série TV)
1961 : Fury River, The Vulture, les 2 autres épisodes, Stab in the Back ont été réalisés par George Waggner et Fight at the River par Alan Crosland Jr. (3 épisodes de Northwest Passage, série TV)
1963 : Le croque-mort s'en mêle (The Comedy of Terrors)
1965 : La Cité sous la mer (War-Gods of the Deep ou The City Under the Sea)
Outils
Les deux mondes
La place de Jacques Tourneur est unique dans l'histoire du cinéma. L'intérêt qu'il suscita dans la cinéphilie fut assez tardif. S'il ne fut pas pendant longtemps considéré comme l'égal des grands maîtres du cinéma hollywoodien classique, est-ce parce que son image a longtemps été celle d'un réalisateur spécialisé dans le genre fantastique, auquel il n'apporta pourtant qu'une contribution de quatre films, trois produits par Val Lewton pour la RKO au début des années 1940 et un autre plus tardif, en 1957, Rendez-vous avec la peur ? Est-ce parce qu'il semble avoir abordé souvent d'autres genres considérés comme mineurs comme le western ou les films d'aventures bariolés ? Est-ce plutôt parce que son cinéma est dénué d'effets, que sa maîtrise s'y révèle parfois indécelable, que le sens y est d'abord un secret à côté duquel il est possible de passer ?
Il est le fils du cinéaste Maurice Tourneur, qui avait été envoyé aux États-Unis par la firme Éclair en 1914 et qui devint, à Hollywood, un maître respecté du cinéma muet jusqu'à l'échec de son Île mystérieuse, à la suite de quoi la famille Tourneur revint en France en 1925. Jacques, qui fut embauché par son père comme scénariste et monteur, exprima très vite le désir de réaliser lui-même des films. Il en signa quatre en France, entre 1931 et 1934, avant de repartir à Hollywood. C'est le début d'une progression dans l'industrie, où il passera d'un poste d'assistant réalisateur à la MGM à celui de réalisateur de courts métrages pour le même studio. Il rencontre Val Lewton en 1939. Celui-ci est sous contrat avec la RKO, qui lui demande de produire des films d'épouvante dans une économie réduite. C'est comme cela que Tourneur signe immédiatement trois chefs-d'œuvre qui dépassent par leur originalité et leur subtilité les limites du genre. La Féline, Vaudou et L'Homme-léopard rencontrent le succès nécessaire pour asseoir sa crédibilité hollywoodienne de réalisateur fiable. Débute, dès lors, une carrière au sein d'un système pourtant indifférent par bien des aspects à la singularité de son travail. Que ce soit pour une major company ou une production indépendante, Tourneur a construit une œuvre dont le discours est tout entier contenu dans le style.
Réel contre surnaturel
On a rapidement décrit son art comme celui de la suggestion, comme une manière de contourner le spectaculaire immédiat pour favoriser une manière oblique, indicible, d'émouvoir le spectateur. C'est ainsi que le refus d'une monstration frontale de l'horreur et du surnaturel, dans ses bandes d'épouvante, a toujours entretenu une vision équivoque qui fit le bonheur d'une cinéphilie en quête d'ambiguïté signifiante. Mais tout se passe, dans un délicat renversement de la logique, comme si c'était au réel de faire les preuves de sa supériorité sur le surnaturel... sans y parvenir toujours. La jeune Irena (Simone Simon) se transforme-t-elle vraiment en animal sauvage dans La Féline ? Les zombies dans Vaudou sont-ils vraiment des morts qui marchent, et la médecine du sorcier Houmgar est-elle plus efficace que celle des Blancs ? Au-delà de l'ordre symbolique dont la métaphore est un élément trop évident, la virtuosité discrète de Tourneur consiste plutôt à désarmer les contradictions trop admises, à fusionner les contraires. C'est un expressionnisme, c'est-à-dire l'intrusion du monde psychique dans une réalité visible, paradoxalement soutenu par une forme d'impressionnisme valorisant la touche délicate et floue de ce qui est indécis ou suspendu. Les personnages sont opaques, leurs déterminations et leurs désirs parfois peu lisibles, comme Jeff Markham (Robert Mitchum) dans La Griffe du passé ou James Vanning (Aldo Ray) dans Nightfall. Les oppositions trop tranchées se dissipent sourdement comme en témoigne la relation étrange d'amour/haine qui unit et oppose Martin (Rory Calhoun) et l'officier Salinas (Richard Boone) dans Le Gaucho.
La mise en scène comme art
On sait que l'on s'approche d'un art de la mise en scène lorsque celle-ci apparaît indétectable, lorsque toute rhétorique spectaculaire est abandonnée au profit d'une évidence dont la construction est imperceptible. Dans le cinéma de Tourneur, la mise en scène se manifeste ainsi comme le moyen de faire cohabiter dans le même espace des mondes opposés, apparemment irréconciliables, et la force poétique des films réside dans cette impossibilité d'en choisir un au détriment d'un autre. Nombre de ses westerns ou simili-westerns sont bien sûr construits sur l'opposition entre violence primitive et civilisation, liberté pulsionnelle et ordre rationnel (Un jeu risqué, Stranger on Horseback, Le Gaucho), d'autres films encore traitent de l'irréconciliation du désir et de la Loi (La Flibustière des Antilles) ou de la foi et de la raison (Stars in My Crown). Mais ces contraires, loin de s'annuler, se regardent. Les enfers souterrains, « underground », affleurent à la surface (Berlin Express), l'hallucination psychotique meuble l'univers familier (The Fearmakers). La porosité de deux états, essentiellement différents, qu'il s'agisse du monde réel et du monde virtuel, de l'univers sensible ou de l'univers rêvé, détermine la mise en scène. Le jeu entre ces alternatives prend une dimension proprement métaphysique lorsque la plus radicale des oppositions, celle qui sépare la vie et la mort, est elle-même dépassée à la faveur d'une sidérante scène de résurrection dans Stars in My Crown. Ce retour de l'indicible absolu dans la réalité ne ferait-t-il pas de Jacques Tourneur un cousin du Dreyer d'Ordet ? Entre cinéastes de l'invisible.
Jean-François Rauger