Catégorie : Clefs pour le cinéma
Comment transformer un homme en valise ? Les raccords de montage
Pour rendre homogène l’univers du récit, le cinéma classique utilise une technique de montage qui vise à rendre invisible le passage d’un plan à un autre. La technique du raccord consiste à faire se succéder les plans en fonction :
- du mouvement : un personnage amorce un mouvement dans le plan 1 et le termine dans le plan 2.
- du regard : un personnage regarde hors champ dans le plan 1 et on voit l’objet de son regard dans le plan 2.
- du son : ce que l’on entend dans le plan 1 se poursuit selon la même intensité sonore dans le plan 2.
- de la lumière, du décor : ils doivent être homogène d’un plan à un autre.
Dans les extraits ci-dessus, les techniques de raccords sont utilisées différemment. Le raccord est travaillé afin de créer un sens qui n’est pas présent explicitement dans le récit.
Le lauréat, 1968 – Mike Nichols
Dans ce film qui ouvre la période d’effervescence créatrice baptisée le Nouvel Hollywood, Benjamin Braddock (Dustin Hoffman), devient secrètement et contre son gré l’amant de Mme Robinson, une amie de ses parents qui a l’âge de sa mère. Et en effet, le premier extrait nous annonce le statut de Benjamin dans la première partie du film : on le voit se déplacer de façon rectiligne sur un tapis roulant, le regard fixé loin devant, expressif comme un robot. Lorsque le plan se termine, il sort du champ par la gauche … mais son mouvement raccorde immédiatement dans le plan suivant sur celui d’une valise qui entre dans le champ par la droite à la même vitesse que lui. La substitution est claire : Benjamin est un homme-objet, et il s’agira pour lui de se révéler, d’affirmer son identité en s’émancipant d’une maîtresse trop vieille pour lui. En effet, le deuxième extrait amalgame l’univers de ses parents à celui de Mme Robinson. Benjamin passe, en un raccord mouvement, de la piscine de ses parents au corps de Mme Robinson, puis se trouve à nouveau face à son père grâce à un simple raccord son. Ainsi, le montage compose un seul agrégat petit-bourgeois, celui des WASP avec lequel Benjamin devra couper le cordon pour pouvoir exister, comme le feront les jeunes cinéastes des années 70.
Take Shelter, 2011 – Jeff Nichols
Ces deux extraits situés au début du film en annoncent eux aussi le thème. Curtis LaForche, joué par Michael Shannon, va sacrifier travail et amis à la construction d’un abris pour protéger sa famille de l’apocalypse qu’il pressent au plus profond de lui-même, mais qu’il voit aussi la nuit en cauchemars.
La séquence où l’on voit tomber une pluie jaune et visqueuse a justement lieu dans ses rêves. En travaillant le raccord son (on entend le son de la pluie se mêler à celui de la douche du matin) le réalisateur la connecte à la réalité de tous les jours. De même, le bruit assourdissant des machines de chantier dans le deuxième extrait raccordent avec celui de la machine à coudre de la femme de Curtis qui travaille chez elle. Ce raccord sonore établit donc encore un lien inquiétant entre l’orage qui approche, et le quotidien de Curtis qu’il sent menacé. La situation est installée, l’histoire peut donc commencer.
J.Edgar, 2011 – Clint Eastwood
Dans ce film, les raccords n’interviennent pas ponctuellement comme dans les autres extraits, mais en constituent un des principaux partis pris de réalisation et de montage. Ce biopic de J.Edgar Hoover, fondateur opiniâtre du FBI, raconte avec quelle constance et quelle ténacité cet homme a traversé l’histoire des Etats-Unis, voyant de son poste les 8 présidents se succéder. Le récit alterne années 70 – au moment où Hoover dicte ses Mémoires ? et souvenirs des années passées. Mais les flash-back sont difficiles à identifier. Clint Eastwood et son chef opérateur Tom Stern on effectué un véritable brouillage de pistes en choisissant un éclairage identique pour les différentes périodes. Dans le premier extrait, la photo que Hoover tient entre ses mains sert d’objet transitoire entre présent du récit et souvenirs. Mais pourtant la couleur et l’intensité lumineuse sont les mêmes.
Dans le second extrait, Eastwood réalise, de façon plus évidente, un raccord mouvement entre les deux époques : l’ascenseur qui transporte les deux vieillards que sont devenus Hoover et Tolson dans les années 70 s’ouvre sur les années 50 qui découvrent les personnages dans une posture parfaitement équivalente. Comment rendre plus explicite l’immuabilité de cet homme qui aura connu 8 présidents mais n’aura jamais su s’adapter aux changement du monde ?
Carnages, 2002 – Delphine Gleize
La fascination de la fillette par ce qui se déroule à la tv est d’abord rendue manifeste par le cadrage plein écran du téléviseur : on n’en voit plus les bords, le filtre a disparu, nous sommes avec elle dans la corrida. Mais le raccord mouvement entre le taureau qui sort du champ et le chien qui entre dans le champ va plus loin. Il fusionne les deux espaces. La fillette est comme dans les gradins, happée et touchée par le spectacle.
Nosferatu, 1922 – Friedrich W.Murnau
Ce film est le premier d’une longue lignée à s’emparer de la figure du vampire. Dans cet extrait, le conte Orlock va être interrompu dans son geste par la fiancée de l’homme qu’il est sur le point de la mordre. La jeune Ellen habite à plusieurs journées de cheval mais Murnau parvient à donner une dimension fantastique en utilisant les raccords.
Le raccord regard entre Ellen et Nosferatu est certainement le plus évident. Aussi surprenant que cela puisse paraître de prime abord car le film est muet, on repère aussi un raccord son. En effet, c’est bien le cri d’Ellen appelant son fiancé Hutter qui fait réagir le vampire.
Enfin, à la fin de la séquence se produit le raccord le plus fantastique du film. Murnau dédouble son personnage en dotant l’ombre d’une existence autonome. Dans un mouvement de redressement, l’ombre semble reprendre consistance, se réincarner en Comte Orlock. Ce choix renforce la nature ambivalente du personnage et sa portée maléfique.
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Analyse et montage : Cécile Paturel