Synopsis
Le petit Bart Collins déteste le piano : or sa mère tient par-dessus tout à ce qu’il en joue, sous la férule d’un professeur qui le terrorise, le tyrannique Mr Terwilliker. Bart cherche un appui auprès du plombier, Mr Zabladowski, qui a une piètre opinion de Terwilliker et du piano, mais préfère ne pas se mêler de cette affaire. Bart, répétant mécaniquement son morceau, s’endort sur son clavier – et c’est le début d’un terrible cauchemar.
Il se retrouve dans un étrange château, aux mains d’un Terwilliker plus fou et terrifiant que jamais. Le Dr T. est obsédé par son grandiose projet : un concert à cinq mille doigts, qui aura lieu le lendemain même, et pour lequel cinq cents enfants joueront en même temps sur un piano gigantesque. De plus, le Dr T. a hypnotisé Mrs Collins et prétend l’épouser. En explorant le château, Bart rencontre Mr Zabladowski, chargé d’installer tous les lavabos nécessaires aux prochains visiteurs, et le supplie de l’aider. D’abord très réticent, le plombier va aux renseignements, mais se laisse duper par les manœuvres du Docteur. Celui-ci a pourtant donné ordre de l’éliminer ; Bart, non sans mal, en apporte la preuve au plombier, qui décide cette fois de passer à l’action. Mais le combat est trop inégal : Bart et le plombier sont emprisonnés dans les profondeurs du château. Le concert aura-t-il lieu ? Heureusement, les deux compères trouvent de quoi fabriquer un “ avaleur de musique ”. Lorsque le Dr T., au sommet de son exaltation, veut commencer le concert, le son du piano géant s’évanouit dans les airs. Libérés, les cinq cents enfants s’en donnent à cœur joie. Mais l’avaleur de musique était atomique, et provoque une terrible déflagration.
Bart se réveille, Mr Zabladowski est à ses côtés. Tout semble montrer que le rêve, pour sa partie la plus agréable, comportait une part de réalité. Bart aura bientôt un nouveau père ! Tout heureux, il abandonne son piano pour aller jouer au base-ball.
Distribution
Des stéréotypes dans le prisme du rêve
Bartholomew Collins (Bart)
Immobile dans le prologue, et rivé à un piano qui est au centre de son univers, il ne cesse de bouger dès qu’il est dans son rêve, et devient alors une figure métaphorique de l’Amérique idéale. Sportif, curieux, inventif, doué de sens pratique, il ne se décourage jamais, et se rebelle dès qu’on tente de limiter ses droits. Son double souci est de trouver un père (donc de reconstituer la cellule familiale, brisée par la mort du sien) et de défendre sa liberté. Bart a donc peu à voir avec des personnages comme l’Alice de Lewis Carroll ou la Dorothy du Magicien d’Oz, et se rapproche davantage du stéréotype “ réaliste ” de l’enfant américain tel qu’on le rencontrera dans beaucoup de “ comédies familiales ” des années 50-60 (voir, par exemple, Il faut marier papa, de Vincente Minnelli) et surtout dans les feuilletons télévisés.
Mr Terwilliker (Dr T.)
Artiste sans doute raté (on ne le voit jamais jouer du piano !), animé par une passion intolérante pour son instrument, il impose à ses jeunes élèves une discipline draconienne, visant la perfection. Dans le rêve, il devient un monstre assoiffé de pouvoir, d’argent et de gloire, passant sans cesse de l’autorité brutale à l’hypocrisie et au mensonge : il hypnotise ceux qui lui résistent et, quand cela ne marche pas, fait assaut d’un charme doucereux. Dracula de comédie, il sait pourtant, en vrai tyran, asseoir son pouvoir sur la séduction. Mais l’esthétique du film et le jeu outré de Conried font qu’il reste malgré tout un vrai “ méchant ” de dessin animé, braillard et grimaçant, et se dégonflant comme une baudruche dès qu’approche le danger.
August Zabladowski (le plombier)
C’est un homme simple, à l’attitude souvent prosaïque, méfiant par nature et totalement étranger à la sophistication du Dr T. Alors que Terwilliker passe son temps à brasser de l’air, lui a toujours les mains occupées. Anti-héros, il ne cherche d’abord qu’à rester dans son coin, refusant d’admettre le danger ; il ne croit que ce qu’il voit, et Bart devra déployer beaucoup d’énergie pour le convaincre. Alors seulement, pendant un temps très bref (une seule séquence), il devient un hardi justicier. Une noblesse d’âme de courte durée, puisqu’il reproche aussitôt à Bart de l’avoir entraîné dans cette galère ! C’est lui, pourtant, qui aide Bart à préparer le liquide “ avale-musique ” : il a donc gardé son cœur d’enfant. Là est sa plus grande vertu, au-delà de ses modestes efforts pour défendre la veuve et l’orphelin.
Eloise Collins (Mrs C.)
À l’inverse de Bart, elle est active et vivante dans sa réalité quotidienne de femme au foyer, et devient un automate dans la plus grande partie du rêve. Au fond, elle est toujours sous influence masculine, qu’elle subisse la loi du professeur de piano, la folie dominatrice du Dr T. ou les manœuvres de Bart ; seul le faible August est ébloui par sa beauté figée et sans caractère. Partagée entre le rôle de la fée domestique, de la parfaite secrétaire et de la mauvaise mère, Mme Collins est une image de femme plutôt médiocre, dont la présence dans cet univers exclusivement masculin n’a guère qu’une valeur décorative.
Générique
Titre original : The 5000 Fingers of Dr T.
Production : Stanley Kramer
Réalisation : Roy Rowland
Scénario : Dr Seuss, Allan Scott
image : Franck Planer
Costumes : Jean-Louis
Musique : Frederick Hollander
Direction musicale : Morris Stoloff
Chansons : Dr. Seuss
Chorégraphie : Eugène Loring
Direction artistique : Cary Odell
Décors : Rudolf Sternad
Consultant Technicolor : Francis Cugat
Montage : AI Clark
Son : Russell Malingren
Assistant-réalisateur : Fredrick Briskin
Film : Couleurs Technicolor
Format : 1/1,37
Durée : l h 28
Distribution : Columbia
N° de visa : 14 072
Sortie aux USA : 1953
Sous-titrage français : Marie Ramalingam
Interprétation
Bart Collins / Tommy Rettig
Mr Zabladowski / Peter Lind Hayes
Mrs Collins / Mary Healy
Dr Terwilliker / Hans Conried
Oncle Whitney / John Heasley
Oncle Judson / Robert Heasley
Sergent Lunk / Noel Cravat
Stroogo / Henry Kulky
Autour du film
Dérision à tous les étages
Si Les 5000 doigts du Dr T. a dérouté son premier public, s’il est devenu ensuite un trésor cinéphilique plutôt qu’un classique du film pour enfant, c’est qu’il joue avec les traditions hollywoodiennes et se joue d’elles sur tous les plans. Ce conte loufoque manie l’ironie et la satire plus que la tendresse stéréotypée des mélodrames ; et si Bart peut et sait nous attendrir par moments, le scénario du Dr Seuss cherche moins à susciter une émotion facile qu’à nous projeter, selon la plus noble tradition du conte, au cœur de la psyché enfantine. C’est pourquoi il s’attache à décrire le travail onirique, à accumuler les éléments symboliques avec un simplisme qui maltraite quelque peu les lois de la psychanalyse, mais ne diffère pas, quant à lui, des habitudes de l’époque.
C’est pourquoi aussi le film parodie les genres mêmes dont il se réclame. De la comédie musicale classique, il rejette le “ bon goût ” de commande, la syntaxe bien huilée et l’élégance propre aux joyaux du genre ; le ballet des “ non-piano players ” avec ses danseurs au corps verdâtre et désarticulé, tranche sur l’esthétique MGM de l’époque. La musique glisse parfois vers la cacophonie, et les paroles des chansons touchent au délire surréaliste lorsque le Dr T., dans son exaltation, demande qu’on l’habille de “ pâté de foie ” et d’ “ épinards de soie ” !
Le film serait-il moins irrévérencieux vis-à-vis du fantastique européanisant qui le nourrit ? Certes non : il y a bien dans le Dr T une touche de Caligari et une dose de Metropolis, mais le Technicolor et le jeu des acteurs renvoient moins aux fantômes de l’expressionnisme allemand qu’au surnaturel bariolé de Blanche-Neige, et des détails prosaïques parasitent régulièrement les scènes effrayantes, car il n’est pas question ici que l’épouvante se prenne au sérieux.
Du côté de la satire politique, tout le monde en prend pour son grade. En ces temps de guerre froide, l’indépendant plombier Zabladowski n’aime pas l’organisation soviétisante qui fait de lui un “ rouage ”, l’oblige à pointer et le rémunère dans des monnaies aux noms slaves qui ne valent pas tripette sur le marché des changes ! Dans l’univers concentrationnaire de l’Institut Terwilliker, l’individu, privé de ses droits, épié de mille yeux, n’est plus qu’un numéro anonyme. C’est la terreur nazie surtout qui est désignée à travers le signe hitlérien de la main levée, le double “ S ” dessiné par le piano géant, la “ solution finale ” que représente l’élimination systématique des non-pianistes… Et la charge paraîtrait naïve si ne surgissait pas, in extremis, l’arme atomique qui réduit à néant le rêve totalitaire du Dr T.
Discours véritablement politique ou galimatias ? C’est à chacun de juger. En tout cas, le triomphe final de l’ “ American way of life ” a le goût acide de la dérision, parce qu’il impose silence au rêve, à l’aventure, à la fantaisie. L’ordre bourgeois une fois rétabli, l’impertinent conteur n’a plus qu’à tirer sa révérence. C’est tout le paradoxe du cinéma hollywoodien, qui ne s’échine à raconter “ toutes les histoires ” du monde que pour vanter, dans d’inévitables happy-ends, un bonheur “ sans histoire ”.
Jacqueline Nacache
Scandaleusement méconnu
“ Pourquoi le plus beau des films sur le rêve et l’enfance, l’œuvre aux situations les plus poétiques et aux décors les plus surprenants, la plus originale des comédies musicales (ah ! le prodigieux ballet des « non piano players »…), oui, pourquoi ce chef-d’œuvre d’humour et de fantastique onirique que sont Les 5 000 doigts du Dr T. est-il demeuré aussi scandaleusement méconnu du public et de la critique ? L’impossibilité de ranger cette production dans une catégorie précise (tel La Nuit du chasseur) ? Le titre énigmatique ? L’absence de noms connus au générique ? Il serait grand temps de rendre à ce merveilleux film la place qu’il mérite dans les Histoires du Cinéma. ”
Jean-Claude Romer, in Écran 73, n° 17, juillet-août 1973.
Une laideur surréaliste
“ À la fois comédie musicale et film surréaliste d’épouvante, Les 5 000 doigts du Dr T. est une œuvre bizarre, à moitié réussie. Le rêve au cinéma est un domaine dangereux, où les réussites sont rares. Les rêves doivent être « réalistes », comme chez Chaplin, Cocteau, Buñuel, sinon le public n’y croit pas. Nous sommes dépaysés dans ce décor fantastique et ultramoderne. Il s’agit peut-être d’un univers baroque familier aux Américains : il faut avouer que c’est surtout très laid. ”
Jean Aurel, in Arts, 11 août 1954.
Le “kitsch” revendiqué comme une esthétique
Tout le film est fondé sur le rêve fou du petit Bart. Ce n’est donc pas un récit réaliste mais une sorte de délire expressionniste en même temps qu’une comédie musicale pleine de fantaisie et de fantasmagories. On n’avait jamais vu ça ! Les décors de studio – volumes géométriques et couleurs vives – évoquent un au-delà de théâtre très stylisé. Le « kitsch » est ici revendiqué comme une esthétique. ”
Gilbert Salachas, in Télérama, 9 novembre 1983.
Pistes de travail
Des pistes pour toutes les disciplines
Ce film est bien sûr un support idéal pour une activité interdisciplinaire entre les professeurs de lettres (thèmes, personnages, analyse), d’arts plastiques (étude des décors et des couleurs, réalisation de maquettes), d’anglais (traduction et commentaire des chansons), et de musique (apprentissage des chansons les plus faciles, comme “ Ten Little Fingers ” et “ The Kid’s Song ”).
Plus modestement, voici quelques pistes qu’on peut suivre selon sa spécialité.
Les thèmes
Opposition rêve-réalité : faire remarquer le contraste entre l’image exotique de Terwilliker (associé à l’enfermement, aux excès de l’art, à la solitude du pouvoir) et l’idéal américain d’un mode de vie fondé sur la famille, le sport et le grand air. Voir comment cette opposition se traduit à l’image.
Sur le voyage onirique, faire lire des passages d’Alice au pays des merveilles et montrer Le Magicien d’Oz. Sur le mythe du futurisme “ totalitaire ”, établir des rapprochements avec Big Brother de 1984 (Michael Radford, 1984), Metropolis de Fritz Lang Lang, et, plus récemment, L’Armée des douze singes de Terry Gilliam. La Nuit des morts-vivants (George Romero, 1969) illustre bien la révolte d’une population esclave ; et sur le thème du retour de l’enfance à l’état sauvage, on peut relire (ou revoir) Sa Majesté des Mouches (Peter Brook, d’après William Golding, 1963).
Montrer si possible des extraits de : Le Pirate (Vincente Minnelli, 1948) et Yolanda et le voleur (Vincente Minnelli, 1945), les films les plus baroques de Minnelli ; Pandora d’Albert Lewin (1951), qui transpose à l’écran l’univers de la peinture surréaliste.
Faire étudier, dessiner, étudier et colorier les costumes du Dr T. Montrer que les couleurs éclatantes caractérisent le cauchemar et la tyrannie, tandis que Bart et August restent associés aux couleurs neutres, ce qui témoigne de leur refus à se laisser embrigader.
La musique
L’Allemand Friedrich Hollander – auteur de la musique de L’Ange bleu (Josef von Sternberg, 1930) – est représentatif des compositeurs européens qui importèrent à Hollywood, pendant l’âge d’or des studios, une conception dramatique et narrative de la musique de film. Ici, on peut repérer les thèmes musicaux liés aux personnages ; on peut aussi souligner les différences entre les passages où la musique sous-tend le récit, le commente, traduit sentiments et atmosphères, et ceux au contraire où domine le pur travail sonore (concerto, attrape-musique, “ concert ” final).
Mise à jour: 18-06-04
Expériences
Un objet filmique non identifié
Hollywood, sans jamais cesser de se protéger, a toléré les écarts et les marginaux de tous bords : c’est là une de ses grandes forces. Un système conçu a priori pour normaliser au maximum l’industrie cinématographique a pourtant sécrété ses propres antidotes : de Stroheim à Welles, les rebelles et les indépendants dans l’âme eurent aussi leur rôle à jouer dans l’usine à rêves. Et même sans la contribution d’une de ces fortes personnalités, il y eut régulièrement des “ fuites ” dans une organisation qui, si bétonnée qu’elle fût, n’interdisait pas que de temps à autre surgît un film singulier, imprévisible, plus léger que l’air chargé de la production ambiante. Ce fut le cas de Freaks de Tod Browning, de Helzappopin de H. C. Potter, des films produits par Val Lewton à la RKO (comme La Féline de Jacques Tourneur) ou de La Nuit du chasseur, unique réalisation du comédien Charles Laughton.
Si Les 5000 doigts du Dr T. devait figurer dans une quelconque liste, ce serait dans celle-ci, celle des objets filmiques “ non identifiés ” qui, faits à Hollywood, pour Hollywood, dégagent cependant un étonnant parfum d’insolence et de liberté. Une liberté qu’on apprécie encore plus, quand l’on sait à quel point le début des années 50 fut, dans la capitale américaine du cinéma, une époque troublée.
Depuis 1947 déjà s’y répercutent les conséquences du maccarthysme et de la “ Chasse aux sorcières ”. La délation s’organise, les listes noires se répandent. Beaucoup de réalisateurs et surtout de scénaristes (tenus pour essentiellement responsables du contenu des films et de leur impact idéologique) se voient contraints de travailler en sous-main, parfois de ne plus travailler du tout, et pour certains de se réfugier en Europe. Stanley Kramer, lui, n’interrompt pas son activité, mais il est régulièrement attaqué en tant que “ rouge ” patenté. Ainsi, l’avant-première publique du Dr T. est accueillie par un chahut organisé : un groupe de spectateurs se mit à siffler lorsque apparut sur l’écran “ Stanley Kramer Presents ”, et sortit bruyamment de la salle.
Outre les conséquences de la guerre froide, les années 50 sont aussi le début de la fin pour ces mastodontes que sont les grands studios. Face à la concurrence croissante de la télévision, à la baisse de la fréquentation, aux procès anti-trusts qui émiettent le monopole des studios, ceux-ci contre-attaquent avec les armes qu’ils connaissent le mieux : une technologie toujours plus performante, au service d’un cinéma toujours plus spectaculaire. Généralisation de la couleur, du CinémaScope, du Cinérama, du cinéma en relief : tout est fait pour ramener le public dans les salles. Les superproductions historiques et musicales se multiplient. Ébranlé dans ses fondements même, Hollywood n’a pourtant jamais mené aussi grand tapage.
Les 5000 doigts du Dr T. est sans doute moins opulent que ne l’aurait voulu Kramer, mais avec son Technicolor éclatant et ses décors grandioses, il s’inscrit lui aussi dans cette frénétique course au spectacle ; du reste, le film fut également édité en version “ écran large ” (1/1.85), avec son stéréophonique, à l’intention des salles équipées à cet effet.
Hollywood et la psychanalyse : les aventuriers de l’inconscient
Par ailleurs, Les 5000 doigts du Dr T. s’inscrit dans un courant psychanalytique qui sous-tend l’histoire hollywoodienne. À bien des égards, et grâce notamment à Woody Allen, l’auto-analyse permanente des personnages est devenu le propre de la comédie de mœurs américaine – sans compter la désormais classique figure du “ shrink ” (“ rétrécisseur de tête ”, donc psychanalyste) qu’elle met souvent en scène. On est pourtant loin aujourd’hui du très sérieux film psychanalytique que Hollywood mit à la mode dans les années 40 et 50. Il ne s’agissait certes pas d’un phénomène isolé : c’est tout l’art américain, comme l’écrit J. L. Bourget (in “ Le Cinéma américain 1895-1980 ”, PUF, 1983), qui est alors dominé par l’introspection, tendance que l’on retrouve aussi bien dans certains films noirs de l’époque que dans ceux qui affichent ouvertement leur tonalité psychanalytique.
Ces derniers peuvent, classiquement, impliquer la présence d’un médecin et d’un patient : c’est le cas dans Une femme cherche son destin (Irving Rapper, 1942), La Maison du Dr Edwards (Hitchcock, 1945), La Fosse aux serpents (Litvak, 1948), Soudain l’été dernier (Mankiewicz, 1959). Mais le “ psychanalyste ” peut aussi être un non-professionnel, un proche que son amour pour le patient promeut au rang de thérapeute : c’est le cas dans Le Secret derrière la porte (Fritz Lang, 1948), ou Pas de printemps pour Marnie (Hitchcock, 1964), manifestation un peu tardive du genre. Parfois, l’atmosphère psychanalytique est plus simplement due au caractère tourmenté de certains personnages : celui de l’oncle Charlie dans L’Ombre d’un doute (Hitchcock, 1943), ou les héroïnes de deux films de John Brahm, Guest in the House (1944) et Le Médaillon (1946). La trace psychanalytique peut aussi consister simplement dans un “ secret ” lié à l’enfance, et qui fonctionne comme explication d’un comportement mystérieux, c’est évidemment le cas du célébrissime “ Rosebud ” de Citizen Kane (Welles, 1941). Le western lui-même peut être touché par la vogue du film psychanalytique : La Vallée de la peur (Raoul Walsh, 1947) nous montre un personnage harcelé par des cauchemars liés au secret de ses origines.
A titre parodique, enfin, la psychanalyse fait des apparitions plutôt rares : dans Illusions perdues (Lubitsch, 1941) où une femme vient consulter un psychanalyste pour se débarrasser de son hoquet, dans Docteur Jerry et Mr. Love, où Julius Kelp / Jerry Lewis “ revoit ” des flashes d’une enfance comiquement traumatisante – et entre les deux, bien sûr, dans nos 5000 doigts du Dr T., qui prouve que la mode psychanalytique n’épargne aucun genre.
Dans les années 50 et 60, c’est tout le jeu des acteurs sortis de l’Actors Studio, dont les méthodes sont largement fondées sur l’introspection, qui est dans son ensemble marqué d’une sorte de sceau freudien. Un de ces acteurs, Montgomery Clift, incarna d’ailleurs Sigmund Freud au cinéma pour la première fois, dans Freud, passions secrètes, de John Huston ; le film devait s’appeler “ Le Fil rouge ”, et c’est Jean-Paul Sartre qui devait en signer le scénario. Mais “ comme scénariste, dit Huston, il avait un problème… Il était intarissable, aussi bien quand il parlait que quand il écrivait. Il n’avait aucune discipline… ” (cité par Michel Ciment dans “ Passeport pour Hollywood, Ramsay, 1987). Sartre s’est finalement retiré de l’affaire; son scénario a été publié, mais il n’en reste que des traces dans le film de Huston, qui montre Freud en explorateur de son propre inconscient.
La psychanalyse au secours de la fiction
Pourquoi – en dehors de l’air du temps – la psychanalyse a-t-elle si fortement marqué le cinéma hollywoodien ? Elle pouvait être dangereuse pour une idéologie américaine grandement répercutée, sinon façonnée, par le cinéma : l’hypothèse de l’inconscient ne menaçait-elle pas le statut d’un héros hollywoodien essentiellement libre et maître de ses actes, parfaite incarnation de l’idéal américain ?
Plusieurs explications peuvent être avancées ; tout d’abord le cinéma était encore, dans les années 40, sous la coupe du système d’auto-censure mis au point par les hautes instances des studios, le code Hays, un ensemble d’interdictions au ton puritain qui restreignait grandement la liberté des artistes. Une atmosphère psychanalytique pouvait faire passer, sous un prétexte médical et scientifique, des personnages que le code Hays aurait réprouvés s’ils n’avaient été des “ malades ”.
Mais il est plus tentant de croire qu’Hollywood s’est emparé de la psychanalyse comme elle s’est emparée de la littérature, de l’histoire, des mythologies diverses, de la vie des hommes célèbres, et de tout ce qui pouvait alimenter cette énorme machine à fiction. La psychanalyse fournit une structure de récit et des ressorts dramatiques d’une qualité exceptionnelle : il y a l’évolution de la “ cure ” avec ses hauts et ses bas, la relation mouvementée entre patient et médecin, il y a surtout le climax, l’apogée dramatique – généralement, la résurgence brutale, torrentueuse, des secrets enfouis dans les profondeurs de l’inconscient : malgré tout ce qu’elle a d’invraisemblable dans son caractère condensé et elliptique, la cure ou la guérison spectaculaire sont de puissants éléments narratifs. À ce titre, le parcours du patient “ traumatisé ” n’est pas traité différemment que celui de l’alcoolique ou du drogué : sur le plan de la structure dramatique, la dépendance vis-à-vis de l’inconscient vaut la dépendance vis-à-vis de l’alcool (Le Poison, Billy Wilder, 1944), de la drogue (L’Homme au bras d’or, Otto Preminger, 1955) ou de la cortisone (Derrière le miroir, Nicholas Ray 1956). Dans tous les cas, le schéma est le même : la “ maladie ” est une source de motivation et de caractérisation des personnages, et permet d’enchaîner les actions selon le strict principe de causalité qui gouverne la plupart des scenarii hollywoodiens.
La psychanalyse a également l’avantage de donner au film un réalisme de convention, et peu importe qu’il ne repose, en l’occurrence, que sur une forme extrêmement affadie et vulgarisée de la théorie freudienne : ce défaut ne pouvait en aucune façon troubler le spectateur de l’époque. Un exemple très frappant : les films de cette époque retiennent beaucoup la méthode cathartique (la cure menant le patient à évoquer, voire à revivre avec une grande intensité les événements qui sont à l’origine du traumatisme), alors que Freud, dans l’évolution de sa pratique, a été amené à dépasser ce stade. Pour les films hollywoodiens, la “ catharsis ” reste pourtant l’ultime but de la cure, tout comme la résolution du mystère reste celui du film policier (le rôle de l’enquêteur étant alors tenu par le médecin, ce qui est très visible dans La Fosse aux serpents, La Maison du Dr Edwards, Soudain l’été dernier), ou l’affrontement final celui du western. En fait, les scénaristes hollywoodiens ne retenaient de la psychanalyse qu’un canevas, qui recoupait avec une étonnante exactitude les schémas dramaturgiques en vigueur dans tous les genres, tout en les renouvelant agréablement. En prime, on obtenait ainsi l’atmosphère européenne, très à la mode pourvu qu’elle restât artificielle, et la possibilité d’un travail esthétique très intéressant, dans la mesure où il s’agissait de traduire à l’écran le monde du rêve et de l’inconscient (voir le “ rêve ” conçu par Salvador Dali dans La Maison du Dr Edwards).
On comprend donc qu’au total, la vogue du film psychanalytique n’a jamais réellement mis en danger la représentation traditionnelle du héros hollywoodien. Le Freud de Huston lui-même est, d’après Michel Ciment, un aventurier hustonien au même titre que le Capitaine Achab de Moby Dick ou le héros de L’Homme qui voulut être roi : c’est simplement un explorateur d’un nouveau type. Et David Bordwell (in “The Classical Hollywood Cinema ”, Columbia University Press, 1985) nous rapporte, détail amusant, que le film Kings Row(Sam Wood, 1942), qui présente pourtant la psychanalyse comme une science (le protagoniste va à Vienne pour l’étudier), finit néanmoins par une chanson qui dit : “ I am the master of my fate, I am the captain of my soul ” (Je suis maître de mon destin, capitaine de mon âme). De fait, la cure psychanalytique n’est en général qu’un mauvais moment à passer : après avoir fait évacuer le traumatisme encombrant, le personnage redevient un classique héros hollywoodien, libre et souverain, qui a surmonté ses pulsions souterraines comme le protagoniste du Choc des Titans (Desmond Davis, 1980) terrasse un monstre mythologique surgi des abîmes marins….
Outils
Bibliographie
Les 5000 doigts du Dr T., Super Fiches du Cinéma Mondial, Images et Loisirs, 1985.
Le cinéma fantastique, Patrick Brion, Ed. La Martinière, 1994.
Hollywood, l'usine à rêves, C.M Bosséno et J. Gerstenkorn, Découvertes Gallimard n° 140.
Le cinéma américain, 1895-1980, Ed. PUF, 1983.
Le film hollywoodien classique, J. Nacache, coll. 128, Ed. Nathan-Université, 1995.
Sur la psychanalyse et le cinéma
Freud : effets spéciaux ; mise en scène : USA, Marc Vernet, Communications n° 23, 1975.
Sur le Technicolor
La couleur en cinéma, Jacques Aumont, Cinémathèque française, 1995.