Sientje

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De 2mn37 à 3mn35

Cette séquence est celle qui indique le plus clairement au spectateur que nous entrons dans l’imaginaire du personnage. C’est une entrée physique dans ses pensées qui est figurée par un travelling avant dans son regard. Nous entrons dans ses yeux, fenêtres de ses démons intérieurs.

Sientje est complètement repliée sur elle-même. Ses poings serrés masquent son visage. Une position qui met en valeur son regard noir. Elle fixe la caméra. Elle a un air presque démoniaque. Une attitude transcendée par une atmosphère fantastique. Un bruitage étrange et métallique retentit. Une mise en scène qui transforme presque Sientje en jumelle de la petite fille du film l’Exorciste de William Friedkin ! Nous pénétrons donc dans son imagination avec une certaine appréhension.

Plus nous entrons dans son regard, plus nous perdons nos repères. Ses yeux semblent même fusionner. Il n’y a plus de contours nets. La réunion de ses deux pupilles crée un magma de motifs noirs. Son cerveau est en ébullition. Ceci est figuré aussi bien par l’image que par le son. Le bruitage choisi est de plus en plus fort et fait penser à un grésillement. Il atteint son point culminant quand le bouillonnement intérieur de l’enfant est figuré par des motifs noirs qui s’entremêlent. Le graphisme est abstrait. Le spectateur peut se demander où il se trouve. Cette émulsion, cette forêt de noeuds noirs fini par se démêler et se désépaissir peu à peu. Des formes se créent. A cet éclaircissement coïncide un décrescendo du bruitage. On passe progressivement de l’abstrait au figuratif. Nous retrouvons vraiment l’idée d’un brouillon qui s’affine (voir l’onglet mise en scène). On imagine des personnages, représentés symboliquement par un agencement de cercles de diverses tailles (ils font suite aux centaines de boucles noires qui obscurcissaient le cadre quelques secondes plus tôt). On ne distingue ni leurs yeux, ni leurs bouches au début. Plus le trait se fait précis, plus on devine l’état psychologique des personnages. La petite fille est assise par terre, dominée par des adultes qui croisent les bras. On retrouve la même opposition entre la taille de la petite et celle de son dessin. Cependant nous ne sommes plus dans le même espace de réalité, signifié par un cadrage différent, un autre point de vue. Elle sait que son dessin sur le mur est une bêtise et qu’elle devra en payer les conséquences. Elle imagine donc ce qui pourrait découler de cette action.

Un graphisme très simple, proche de l’esquisse parvient à rendre compte de l’essence même du ressenti de Sienje. Une simplicité qui parvient à saisir avec justesse l’évolution de ses sentiments. On peut retrouver la même efficacité dans la série animée italienne « La Linéa ». Les très courts épisodes racontaient les aventures d’un personnage à gros nez figuré par une simple ligne blanche qui traversait le cadre en marquant le contour de l’individu. Les histoires étaient toujours un prétexte pour jouer avec les nerfs du personnage. La simplicité de la représentation permettait de rendre à merveille l’énervement de « la Linéa » en jouant sur la gestuelle de sa silhouette (on ne distinguait que les contours du personnage).

Le graphisme de Sientje est un peu plus détaillé. Il peut être mis en rapport avec la plupart des caricatures que l’on peut trouver dans les journaux. Afin de saisir l’excès de situations ou de personnages, les caricaturistes optent généralement pour un dessin « simple » et « dépouillé ». La caricature est un mode de représentation graphique qui colle parfaitement aux actions de la petite fille qui dévoile les nombreuses facettes de sa colère. Elle permet de distinguer à outrance les déformations d’un visage énervé. Un énervement dont l’excès est progressif. Cette séquence présente le paroxysme de la colère de l’enfant. Après s’être attaquée à ces jouets, son lit, les murs, Sientje en vient maintenant à la source même de son énervement : les adultes.

Le cadre est comme séparé en deux par une ligne verticale imaginaire. Sur la gauche on retrouve la petite fille sur le sol invisible, et sur la droite. Ils se tiennent debout et la surplombent. Les adultes parlent tous en même temps et de la même façon. Ils crient mais ce qu’ils disent n’est pas compréhensible. Ils se penchent sur la petite et leurs têtes prennent de plus en plus de place. Ils envahissent petit à petit l’espace de la petite fille. Plus leurs visages grossissent, plus ils envahissent tout le cadre. On ne peut même plus tous les distinguer. Leurs voix occupent aussi tout l’espace sonore. Cette prise d’assaut de l’ensemble du cadre symbolise l’étouffement ressenti par Sientje. Elle n’a plus qu’un tout petit espace. Elle est d’ailleurs tombée à la renverse et se cache les yeux. Une image qui traduit un sentiment de persécution intense et d’inégalité. C’est le groupe de géants contre la petite fille isolée. Une injustice qui va s’inverser en un instant.

Quand Sientje se redresse soudainement, les adultes se retirent instantanément dans l’espace droit du cadre. Ils ont également rapetissé. Ils marquent leur recul et leur surprise avec un cri de stupéfaction. Plus la petite fille va grandir, plus ils vont devenir minuscule. La progression de Sientje est figurée par un bruitage qui peut faire penser à quelqu’un qui souffle dans un ballon. Son qui symbolise donc son gonflement physique.
On retrouve dans cette scène un fantasme qui peut être lié au conte d’Alice au Pays des merveilles de Lewis Carrol. En effet, Alice grâce à des aliments qu’elle ingère change de taille. Grâce à un biscuit enchanté elle peut devenir minuscule comme une mouche ou monumentale comme une montagne. Un effet qui permet d’inverser des situations qui peuvent paraître compromises et vice-versa.

Le cadre est toujours séparé en deux zones nettes : Sientje occupe la gauche et les adultes minuscules la droite. Cette composition du cadre délimitant deux clans distincts permet aussi de rendre compte de la domination corporelle de l’enfant. Ce découpage en deux permet aussi de créer un suspense. Quand va-t-elle franchir son espace et envahir celui des autres. Comment va-t-elle s’y prendre ? Elle les toise pendant quelques secondes. Le silence participe aussi au suspense.
Elle passe très vite à l’action avec ses pieds. Mouvement qui va créer la panique des mini-adultes. Leur affolement collectif est traduit par leur dispersement dans tout le cadre. Un cadre comme clos car ils ne trouvent aucune issue. Leur éparpillement est une véritable rupture car depuis leur apparition, ils représentaient une entité. Ils étaient comme fusionnés, représentant ainsi l’idée que se fait la petite de l’Adulte.

C’est à son tour de devenir plus grande. Elle peut ainsi se déchainer et piétiner un à un ces adultes devenus des microbes, tel un monstre gigantesque (voir l’onglet Mise en scène). Un ultime fantasme dont l’extrémisme va finir par éteindre sa colère.