Catégorie : Clefs pour le cinéma
Analyse et montage : Cécile Paturel
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Musique de fosse/musique d’écran – Musique diégétique/extra diégétique : quand tout bascule.
Pour faciliter l’analyse d’une séquence de film et de sa bande-son en particulier, on peut s’intéresser à la source du son, c’est à dire à l’endroit d’où il est émis. Dans le cas de la musique, la situation de la source permet de distinguer deux catégories. Si la musique provient de l’univers du film – si elle est émise par un poste de radio par exemple – on l’appellera « musique diégétique » (de « diégèse », pseudo-monde de l’histoire qui nous est racontée) ou « «musique d’écran » selon Michel Chion, spécialiste de l’analyse du son au cinéma. Au contraire, on qualifiera d’extra-diégétique ou de « musique de fosse » une musique dont la source est extérieure au monde de l’histoire, que les personnages ne pourraient entendre en aucun cas. Dans les extraits choisis ici, la musique passe d’un statut à l’autre. Ce point de bascule est porteur de sens. En voici quelques exemples :
A Serious Man, Joel et Ethan Coen
Cet extrait est l’ouverture du film. On découvre que la musique du générique provenait de l’oreille interne du personnage principal en en suivant le trajet jusqu’à sa source, un walkman. Ce tube rock de Jefferson Airplane « don’t you need somebody to love » est bien sûr là pour contraster avec l’atmosphère soporifique du cours d’hébreux et pour qualifier le personnage de Danny Kopnik, un adolescent rebelle dont le walkman jouera un rôle important dans l’intrigue. Ici, la bascule de la musique d’un univers à l’autre est un effet de surprise ludique et détonnant en ouverture du film mais elle est aussi une marque du style virtuose et maîtrisée de la mise en scène des frères Coen.
Moonrise Kingdom, Wes Anderson
Le mouvement est inverse ici puisque le musique débute à l’intérieur de l’histoire – lorsque le garçonnet enclenche un vinyle – pour embrasser ensuite la totalité du film et lancer l’histoire sur ses rails. La bascule a lieu à la faveur d’un changement brutal de plan, de l’intérieur à l’extérieur d’où l’on voit Suzy ouvrir les rideaux de la chambre, véritable « lever de rideau » qui laisse apparaître le titre du film. Un zoom arrière recontextualise la maison et traduit visuellement la distance qu’instaure le changement de régime de la musique. Ce morceau The Young Person’s Guide to the Orchestra écrite par Benjamin Britten pour expliquer la musique aux enfants prend une valeur programmatique. En effet, l’ouverture du film qui présente chaque personnage un à un se calque sur la présentation du disque : les familles d’instruments, les une après les autres. Entre autres équivalences, la voix didactique du disque rappellera le rôle du narrateur du film qui s’adresse à nous face caméra.
A Beautiful Mind, Ron Howard
Le chœur de musique sacrée que l’on entend au début de l’extrait sonne comme une musique d’écran : elle contribue à installer le décor, celui d’une histoire qui débute dans l’enceinte de la prestigieuse et séculaire université de Princetown. Mais le deuxième plan nous fait réviser notre jugement : nous étions seulement en avance sur le plan à venir, celui de la chambre de John Nash, étudiant et personnage principal du film, où tourne le disque. Ce mouvement de remise en contexte par le spectateur annonce le statut des images dans ce film, construit sur la notion d’arbitraire du point de vue. Le spectateur sera rapidement amené à reconsidérer ses certitudes et ce basculement lui en donne un premier indice.
No Man’s Land, Danis Tanovic
Dans ce film, Danis Tanovic raconte la guerre de Bosnie à hauteur d’homme et démontre le mécanisme de la surenchère médiatique. La musique électronique exaltante qui semble provenir hors de l’univers du film, construit un instant une séquence digne d’un film d’action : les démineurs passent à l’attaque comme des pros de la guerre n’ayant pas froid aux yeux. Mais tout redevient platement ordinaire lorsqu’on réalise que la musique provenait du walkman d’un soldat. La guerre n’a rien de sexy. Voilà ce que raconte le réalisateur grâce à cette culbute sonore.
Prénom Carmen, Jean-Luc Godard
Plusieurs séquences de ce film dévoilent soudainement la source d’une musique qui, par sa netteté, sa clarté et sa nature (de la musique classique) serait d’ordinaire, extra diégétique. Godard, maître dans l’art d’exhiber les conventions et les arrangement du cinéma avec le réel se plaît à surprendre ainsi le spectateur. Mais son geste a quelque chose de paradoxal. En effet, il n’y pas de continuité mais bien deux plans distincts, tournés à deux endroits ou à deux moments différents. Godard utilise donc lui aussi une convention du cinéma, celle du raccord lumière pour donner l’illusion que la source de la musique que l’on entendait se trouvait vraiment dans la chambre d’hôpital.
Journal intime, Nanni Moretti
Dans ce film au nom évocateur, Moretti-réalisateur se confond avec Moretti-acteur et Moretti narrateur : il est à l’écran, met sa propre vie en scène et la commente en voix off. La notion de diégèse en est chamboulée puisque le monde du film revendique son appartenance au réel. L’acte de réalisation est inclus dans le film lui même : c’est l’histoire d’un réalisateur qui réalise un film sur sa vie. Pour autant, la musique populaire « Visa para un Sueño » que l’on entend lorsque le personnage déambule sur son scooter rompt avec le réalisme de la situation. On la perçoit donc comme « ajoutée au montage » jusqu’à ce que l’on voit sa source, un bal en plein air, que le réalisateur-personnage rejoint tout naturellement. Moretti construit ainsi le comique et la singularité de son film en nous montrant un monde qui, aussi réel qu’il paraisse, s’accorde à son désir.
Amour, Michael Haneke
Cet extrait est un intrus parmi la sélection car la musique que l’on entend provient vraiment de l’univers du film. Il n’y a pas véritablement ici de basculement diégétique/extradiégétique. Nous avons l’impression que Anne, ex pianiste stoppée par la maladie, s’est remise à jouer. Mais la source n’est pas celle que l’on croyait. Lorsque son mari arrête net le CD, la « réalité » tombe comme un couperet, reproduisant l’effet des retournements vus dans les extraits précédents, mais de l’intérieur du film. À son habitude, Haneke coupe tout élan lyrique pour ramener son spectateur dans la froideur clinique du réel de ses personnages.