Adieu Philippine

France, Italie (1963)

Genre : Comédie dramatique

Écriture cinématographique : Fiction

Archives LAAC, Lycéens et apprentis au cinéma 2009-2010

Synopsis

1960, Paris. Michel Lambert est machiniste à la télévision. Pour séduire deux jeunes filles, amies inséparables depuis toujours, il se fait passer pour un opérateur ayant des responsabilités importantes au sein de la chaîne. Très vite éprises du garçon, Liliane et Juliette lui proposent une rencontre avec le réalisateur Pachala, qui leur a fait tourner une publicité pour une cire. En fait, Pachala utilise les adolescents pour la réalisation d’un autre spot publicitaire (pour un réfrigérateur) et disparaît sans payer personne. Licencié par la Radio Télévision Française, Michel, dont l’appel pour le service militaire et le départ pour l’Algérie sont imminents, veut profiter de ses dernières semaines de liberté. Il prend la voiture achetée avec quelques copains, et part au « Club Méditerranée » en Corse ; il y est rejoint par surprise par Juliette et Liliane, plus attachées à lui qu’il ne veut le croire. Il s’amuse avec l’une et l’autre sans se soucier des sentiments amoureux naissants et de la jalousie qui s’installe entre les deux filles. L’été passe ; la convocation pour l’Algérie parvient à Michel. Ils les quittent sans pouvoir leur dire quoi que ce soit sur un possible avenir avec l’une ou l’autre. Il continuera avec celle des deux qui saura l’attendre. Les deux inséparables l’accompagnent au bateau, et, tant qu’elles peuvent l’apercevoir, lui disent adieu de la main.

Générique

Réalisation : Jacques Rozier
Scénario et dialogues : Michèle O’Glor, Jacques Rozier
Image : René Mathelin
Cadrage : Jean Boffety
Son : Maurice Laroche, Louis Perrin, Jean-Michel Pou-Dubois
Montage : Monique Bonnot, Marc Pavaux, Jacques Rozier
Scripte : René Kammerscheit
Assistant réalisateur : Gabriel Garran
Musique : Jacques Denjean, Paul Mattei, Maxime Saury
Photographe de plateau : Raymond Cauchetier
Production : Unitec France, EIA – Euro International Film (Roma), Rome-Paris Films, Alpha France
Distribution : Antinéa (Paris) / Théâtre du temple
Format : 35 mm, Noir et blanc
Durée : 1h48
Sortie en salles (Paris) : 25 septembre 1963 / 28 Septembre 2005 (reprise)

Interprétation
Jean-Claude Aimini / Michel
Yveline Cery / Liliane
Stefania Sabatini / Juliette
Arlette Gilbert / La mère
Maurice Garrel / Le père
Jeanne Pérez / La voisine
Coquette Deschamps / La mère de Liliane
Vittorio Caprioli / Pachala
André Tarroux / Régnier de l’Isle
Daniel Descamps / Daniel
Michel Soyet / André
David Tonelli / Horatio
Christian Longuet / Christian
Charles Lavialle / Le voisin
Edmond Ardisson / Le chef d’émission
Mitzi Hahn / Une starlette du roman-photo
Nadine Staquet / Une starlette du roman-photo
Michèle Padovani / Une des filles prises en voiture
Marianne Padovani / Une des filles prises en voiture
Jean-Christophe Averty / Le metteur en scène
Stellio Lorenzi / Un comédien de la pièce d’Emmanuel Roblès « Montserrat »
Maxime Saury / Un comédien de la pièce d’Emmanuel Roblès « Montserrat »
Robert Hirsch/ Un comédien de la pièce d’Emmanuel Roblès « Montserrat »
Michel Piccoli / Un comédien de la pièce d’Emmanuel Roblès « Montserrat »
Pierre Frag / Dédé
Rudo Cardi / Le chanteur corse
Lulu / Le pêcheur corse
Maguy Zani / La chanteuse corse
Marco Perrin / Le propriétaire du magasin
Jean-Claude Brialy / Un comédien qui passe
Annie Markham / La voix de Juliette

Récompenses : Grand Prix de la Fédération des Ciné-clubs (1963) – Grand Prix des Rencontres cinématographiques de Prades (1962) – Ducat d’or de Mannheim (1962) – Prix du meilleur premier film décerné par la Junge Filmkritik (Oberhausen – 1962).

Autour du film

« Sur fond de marivaudage amoureux et de guerre d’Algérie, l’histoire de ce jeune technicien licencié de la télé qui veut se lancer dans le cinéma colle à son époque comme peut-être aucun autre film de ces années-là. Adieu Philippine semble, à cet égard, l’archétype du film Nouvelle vague : budget réduit, large improvisation, tournage en extérieur, son direct, exaltation de la jeunesse, révélation de nouveaux acteurs, sensualité des corps, désinvolture et insolence de la gestuelle et du langage, enregistrement des mutations sociales, culturelles et médiatiques de l’époque. Tout y est. En même temps – tout Rozier étant vraisemblablement dans cet écart –, rien n’y est. Le son direct ? Refait intégralement en studio. La guerre d’Algérie ? Terminée à l’heure où le film sort. La Nouvelle Vague ? Sinon achevée, elle aussi, du moins en plein reflux aussi bien comme mouvement collectif que du point de vue de sa fréquentation. Sorti trop tard pour coïncider exactement avec les bouleversements politiques et artistiques de l’époque, Adieu Philippine place Rozier sous le signe du faux raccord et de l’effet retard. »1

De la grâce…

« Plutôt que de « justesse de ton » – qui est un cliché –, il faudrait parler de vraisemblance, plus étudiée et écrite qu’il n’y paraît. Comme l’écrivait Truffaut d’Adieu Philippine : « Ce n’est pas parce que ce sont des personnages « du peuple » et des sentiments élémentaires que nous sommes touchés mais parce que tout cela est filmé avec intelligence, avec amour, avec énormément de scrupules et de délicatesse. » »2

A la sortie du film et lors de ses différentes (re)découvertes, les critiques ont souvent souligné l’impression de fraîcheur, de spontanéité, de naturel que dégage ce film. Un sentiment de pureté (dans les actions, mouvements, gestes, regards, paroles des personnages) s’impose et génère quelques moments de grâce où se font sentir la fragilité et la vérité de quelques instants arrachés au réel et qui offrent une dimension sensible au récit. Le temps du tournage est souvent, comme chez Maurice Pialat et Jean Eustache, celui du film. Et c’est bien l’impression d’un récit en work in progress qui s’installe, comme si l’aventure du film qu’est en train de tourner Jacques Rozier coïncidait avec celle des trois jeunes, de Paris à Calvi. Chaque film est pour Jacques Rozier une aventure… dans tous les sens du terme… Adieu Philippine tout autant que les films qui suivront (pour certains d’entre eux davantage travaillés par le vagabondage, la durée, l’abandon du récit au tournage).


Chaque film du cinéaste invite au voyage certes, mais aussi à la circulation (des corps) dans l’espace. Ainsi, dans Adieu Philippine, on bouge beaucoup, on surgit, on marche énormément, on court, on s’en va et on revient… nul doute que l’énergie de ce premier long-métrage tient à ce refus de l’inertie et à ce désir profond de ne jamais, quoi qu’il en soit, s’arrêter (dans le récit – constitué de plusieurs étapes et assez progressif – comme nous les verrons plus loin ; dans les scènes ou entre ces scènes ; à l’intérieur ou entre leurs plans). Le début du film qui présente le tournage d’une émission musicale jazzy (ZZ Memories de Jean-Christophe Averty pour l’ORTF) est fait de multiples mouvements (ceux de la caméra de Jacques Rozier et ceux des caméras, opérateurs et machinistes de l’émission présents sur le plateau). Ce début est travaillé par une énergie débordante, amplifiée par le son du morceau jazz joué en live par le clarinettiste Maxime Saury. Quelques minutes plus tard, Michel expliquera aux deux jeunes filles que son travail au sein de la télévision est d’assurer « la circulation sur le plateau ». Une manière détournée d’exposer la posture du cinéaste qui est en train de le filmer.

« Au moment où j’ai tourné Adieu Philippine, j’ai certainement été influencé par Les Quatre cents coups de Truffaut ou par certaines audaces de Godard », dit-il. « Mais, au fond, ce sont surtout Renoir, Vigo, Pagnol que je considère, en France, comme mes maîtres et, en Italie, Rossellini et Castellani. Je me souviens que, lorsque je tournais, en 1958, mon court-métrage Blue Jeans, qui eut à l’époque un certain succès, je me suis dit tout à coup : « Tiens, je fais du cinéma italien. » »3

De la liberté…

« En 1955, j’ai demandé à la productrice deFrench Cancan d’être stagiaire sur ce film de Jean Renoir. Ca a marché. Je n’avais, en fait, rien d’autre à faire qu’observer Renoir pendant trois semaines… Il abordait une scène sans idées préconçues et demandait aux acteurs « d’essayer ». Par petites touches – un peu plus comme ci, un peu moins comme ça –, Renoir arrivait à un résultat qu’il construisait de bout en bout mais qui mettait ses acteurs en joie parce qu’ils croyaient avoir improvisé. J’essaie de trouver cet équilibre entre la légèreté de l’improvisation et le travail. »4


Car il ne s’agit pas seulement de filmer la liberté de trois jeunes adolescents qui décident de s’offrir une parenthèse en Corse ; il s’agit aussi et surtout pour Jacques Rozier de filmer en toute liberté, sur le moment, en mettant en situation des acteurs non professionnels (qu’il ne dirige pas mais qu’il accompagne ; qu’il met sur les rails en espérant le déraillement ; qu’il met dans des situations plus qu’au cœur des actions ; qu’il sollicite dans leur capacité à inventer toujours, sans cesse). Filmer librement revient à permettre aux acteurs d’agir sur le cours du récit, par petites touches, de manière plus moins prononcée… mais avec une liberté de ton et de jeu qui leur permet de ne jamais être à contre-courant…

« Un jour, le mauvais temps a empêché Godard de tourner ce qu’il avait prévu. Il a improvisé une nouvelle scène, dans un nouveau lieu. Sa méthode de travail est un exemple. Il invente, au moment où il faut. En même temps, son attitude est un commentaire de son propre film. Car Godard, pour parvenir à ses fins, ne lutte pas contre le courant : il prend le « parti des choses ». »5

Des rushes…mais du montage…

« J’étais amoureux du néoréalisme italien. Ma grande fierté, en voyant Blue Jeans et des moments d’Adieu Philippine, c’était de me dire : ça ressemble à un film italien. Sortir dehors avec une caméra, voilà la Nouvelle Vague. Avec Godard, on a fait ça toute notre vie, de façon radicale : l’idée qu’il faut saisir l’instant, même s’il s’échappe tout le temps. Ma méthode a toujours été de laisser les interprètes formuler seuls, leur propre langage, leurs gestes. Je propose quelque chose, et les acteurs doivent le finir, avec ce qu’ils sont dans la vie. »6

Le générique du début du film est très énergique ; le montage des images colle au rythme de la musique et les mentions écrites présentées, se calent à chaque nouvelle percée instrumentale, qui s’adapte autant l’émission de Jean-Christophe Averty réalisée en direct-live, qu’au démarrage du récit de Jacques Rozier. A tel point que certains mentions écrites du générique (notamment la partie « musique ») concernent autant sinon plus à l’émission de télévision qui débute sous nos yeux que le film de Jacques Rozier qui démarre aussi au même moment – on est en face de deux débuts et en ce sens d’un enchâssement narratif assez subtil). Une impression d’harmonie s’empare de ce début de film par le fait que la télévision, filmée par Jacques Rozier, devient elle-même le sujet de son film de cinéma, jusqu’à le pénétrer par le montage (voir le faux coup de pied aux fesses que Daniel met à Michel – à 1 minute –, au moment précis où surgit la musique et où la mention écrite du générique vient le présenter).

La plupart du temps, Adieu Philippine propose un montage chaotique qui ne privilégie pas la fluidité narrative. L’accumulation de scènes autonomes (la promenade au Bourget, le pique-nique sur la plage, la rencontre avec le plongeur sur le bord de la route, etc.) empêchent l’installation et le déroulement linéaire et prévisible du récit. Jacques Rozier privilégie la rupture, les sauts, les coupes franches, les faux raccords, les répétitions (mouvement coupé puis repris au début dans le studio de télévision lorsque Michel sort chercher un nouveau casque – à 1 minute ; scène de la promenade en voiture entre copains – à 10 minutes ; scène de la discussion entre Juliette et Liliane dans la cuisine – à 43 minutes ; travelling latéral de la promenade dans la rue qui est coupé à plusieurs reprises et ponctué par la discussion entre les deux jeunes filles qui vient prendre le dessus sur la musique – à 29 minutes,…).




La densité narrative s’obtient ainsi à ce prix. Il s’agit de proposer au spectateur une succession de moments qui trouveront leur place, leur fonction, leur sens, dans la durée et non dans l’efficacité dramatique du récit. « (…) ce n’est pas l’importance de « la scène à faire » pour « expliquer » les personnages ou les situations, comme cela se voit dans tant d’autres films, qui commande pour lui la durée d’une séquence, mais la place qu’elle doit prendre dans l’économie générale du film. »7

La scène de visionnement des rushes de la publicité (19 minutes et 40 secondes) ne signifie pas autre chose ; elle est l’hyperbole de la posture du cinéaste qui montre et « monte » (alors que la source reste du « tourné-monté ») de rushes sans se soucier de ménager le spectateur. Ainsi, Jacques Rozier présente une série de rushes (les siens) autour d’autres rushes publicitaires sous quatre angles précis (du fond de la salle, face en direction de l’écran ; de biais en direction du producteur Pachala et de son client ; face aux deux jeunes filles en avant plan ; et en plein écran – l’écran de cinéma qui diffuse les rushes de la publicité se confond avec le notre). Cet enchâssement vient donc révéler subtilement la position d’un cinéaste, soucieux de travailler son récit de l’intérieur – par un montage soutenu et sans concession vis-à-vis de la narration –, tout en l’aérant par l’utilisation d’une matière première (des rushes) délivrée comme telle (la succession des claps en gros plans lors du tournage de la publicité pour le réfrigérateur met en avant la matière première et son utilisation par le montage au sein du film de Jacques Rozier). Les rushes des réalisations télévisées (émission de jazz, fresque historique Montserrat, publicités – cire et réfrigérateur –), deviennent la matière même du film de Jacques Rozier.




« Il y a deux films dans Adieu Philippine. Au cœur du premier, léger, enjoué, allègre, voici la séquence de la projection des « rushes » publicitaires. Au cœur du second, grave, déchirant, mélancolique : la séquence de l’embarquement de Michel Lambert.

Pourquoi ces deux scènes-là ? La première, parce qu’elle traduit avec éloquence le goût très vif de Rozier pour les « rushes ». Ce qui est beau, ce qui est drôle, ce qui touche, ce n’est pas un plan coupé, monté, serré, perdu entre deux autres plans. Ce qui est beau, c’est deux fois le même plan, ou plutôt presque le même plan. Donc, deux prises du même plan. Un plan libéré des contraintes du montage, exalté de se retrouver face à son double, vivant de sa vie propre. Exactement comme les deux filles. Presque la même fille, deux fois, s’exaltant de cette duplicité.

Ici, le charme, la drôlerie ne naissent pas seulement de la répétition. Mais de ce qu’apparaît tout ce qui habituellement éliminé par le montage, tout ce qui échappe à l’ordre du montage. Le charme, c’est que le plan se prolonge au-delà de ce qu’il doit nous dire, nous apprendre. Le balai qui renverse les bidons de cire, le bébé qui pleure, qui hurle, autant d’accidents qui condamnent le plan, mais font la saveur des rushes. »8

Des vitesses et des courbes…

« Que trouve-t-on dans les films de Rozier ? Du sport, des excursions, de la musique, du charmant bavardage, des fous rires étouffés, des danses, des moments complices, de la drague, des jolies filles (celles de Du côté d’Orouët sont cousines des rohmériennes, avec un poil de cruauté en plus), le programme des films de Rozier est finalement le même que celui du Club Med. Mais, heureusement pour le cinéma, ce programme est rapidement déjoué. Rien ne marche comme prévu et les films de Rozier peuvent se targuer d’être les plus beaux des « voyages désorganisés. »9

Malgré les hésitations, flottements, répétitions, longueurs volontaires, deux vitesses cohabitent. La première rapide et efficace qui travaille le récit parisien (Michel et son ami l’expliquent à Pachala à la Maison du café : « nous on a l’habitude de travailler vite… pas comme ceux qui font du cinéma ».) La première partie du film serait donc sous-tendue par une vitesse propre à la télévision : l’immédiateté narrative empêche les temps morts, créé des ellipses, impose une dynamique interne qui fait saillie constamment dans le récit. « Mademoiselle, on est pressé ! », lance Michel à la serveuse dans le restaurant. Jacques Rozier est quant à lui pressé de faire se succéder les situations ; une sorte d’effet « boule de neige », de déterminisme des situations s’emparent du récit dans sa première partie (Paris – du début jusqu’à une heure). Un seul exemple parmi bien d’autres (mais probablement le plus marqué) : à une heure environ, Michel se fait licencier et envisage de partir au Club Med en Corse. Dix secondes plus tard à peine, on le retrouve sur une plage au soleil. Tout va très vite…rapidité soudaine. Les situations se succèdent et s’enchaînent sans répit.

Mais en Corse, le rythme est différent ; contrairement à Paris, le vagabondage est privilégié. Si l’histoire avec Pachala enrichit plus ou moins le récit parisien, il n’en est pas vraiment de même pour la partie corse. Si le voyage vers Pachala oriente un temps le parcours des jeunes en Corse, on constate que l’errance et le voyage prennent le pas sur l’obligation de retrouver le fuyard. Ils se trompent de route mais ne feront pas demi-tour, préférant ainsi aller où le hasard les conduira, sans se soucier de savoir s’ils pourront retrouver le producteur qui leur doit de l’argent.


Plus globalement, le récit d’Adieu Philippine est sous-tendu par la finalité du départ en Algérie (même si on en parle finalement assez peu). La gestion et la perception temporelles du récit obéissent à cette à cette issue inévitable. Dès le début, ça doit finir, on le sait. Le sablier est en route ; le temps calculé ; l’étau en train de se resserrer. Les jours sont comptés et ce départ résonne comme le point final d’une aventure, d’une rencontre, du marivaudage et du film de Rozier. Pour autant, le récit n’est en rien programmatique, car le cinéaste surprend sans cesse, détourne les lignes narratives, fait des pauses, injecte des éléments nouveaux au fil du film (qui aurait pensé retrouver Pachala en Corse ?). Jacques Rozier varie les vitesses et tord son récit jusqu’à le faire plier dans un sens, et dans l’autre… Arrivés à Ajaccio, ils doivent repartir à Calvi car il n’y a plus de place sur le bateau… une nuit de plus, un voyage supplémentaire, une courbe narrative qui vient suspendre un peu plus la fin qui semblait arriver mais que l’on retarde encore…

« Les films de Jacques Rozier obéissent, peu ou prou, au même processus : quitter une vie ordinaire, sortir des rails, chercher l’aventure au coin de la rue. Thème aujourd’hui récurrent dans le cinéma français (rien que ces deux derniers mois, De la guerre de Bertrand Bonello, La frontière de l’aube de Philippe Garrel et A l’aventure ! de Jean-Claude Brisseau sont eux aussi bâtis sur le refus du quotidien et l’appel vers un « ailleurs » que ces films peinent d’ailleurs à figurer), mais manière tout à fait singulière de Rozier d’accorder son cinéma au diapason de cette quête. En un mot comme en cent (disons plutôt en onze : « puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs »), le plus admirable est la confiance (ou l’inconscience, c’est selon) telle que Rozier place dans son cinéma pour faire advenir et saisir l’inattendu, un inattendu parfois burlesque mais un inattendu toujours poétique. »10

Du langage…

« En bon élève de l’école néoréaliste italienne, c’était l’idée des gens pris dans la rue. Le garçon et ses copains ont apporté la vérité, leur langage, le langage moderne de l’époque. Comme Godard, j’avais été très impressionné par le film de Jean Rouch Moi, un noir : je voulais ce côté-là, pris sur le vif et semi-improvisé. »11

Comme Jacques Rozier nous y habituera pas la suite avec ses autres films, Adieu Philippine est une film du langage, celui de la jeunesse, des conversations sans but, pleines d’hésitations, de ratés, de mots lancés au gré du jeu, au fil des rencontres. On parle beaucoup ; au microphone à la télévision, au téléphone, dans l’oreille de son voisin ou de sa voisine, par chuchotement ; on sait faire le silence aussi, couper court à une discussion en l’évitant (Dédé à table lorsqu’il refuse de parler de l’Algérie). Mais les phrases sont chaotiques (du fait de la post-synchronisation notamment) ; les paroles quelquefois peu audibles… on ricane, on crie, on souffle, on soupire, on hurle…autant qu’on échange des mots intelligibles. Plus que la musique (le cha-cha-cha, le jazz, le mambo, etc.) très présente dans le film, ce sont les mots, le babil, bavardages futiles qui donnent ce sentiment de musicalité. La nature, la chair, les regards, les corps se font dansants ; les plans se font musique, le montage la partition d’un récit rythmé tous azimuts…

« Ainsi, il sera bon de lire ce texte entre les lignes. Tel bafouillage, telle hésitation, tel silence en disent plus long ici que les paroles. Adieu Philippine est un documentaire sur notre langage donc sur les accidents du langage, cette part spontanée, inconsciente, profonde du verbe : ce que nous ne voudrions pas dire nous révèle plus que tout autre expression. »12

« Si l’on me demande quelle est la qualité essentielle d’un réalisateur en train de tourner, je réponds que c’est de ne pas savoir ce qu’il veut. Si l’on dit de moi : « avant de tourner, il ne sait pas ce qu’il veut », ce n’est pas une vacherie, c’est un compliment… Je crois qu’il est important surtout de savoir ce que l’on ne veut pas. Quant au reste, le talent est sans doute de pouvoir dire, comme Picasso : « Je ne cherche pas, je trouve. » Mais trouver avant d’avoir commencé, ah ! Non, ça jamais, quelle misère ! Personnellement, je désire être mon premier spectateur et je désire aussi me montrer des films que je n’ai pas encore vus. Si, avant de commencer, je vois très bien le film, je m’ennuierai quand il sera terminé, c’est donc qu’il sera mauvais. Au reste, pourquoi gâcher de la pellicule à tourner un film que l’on voit si bien sur le papier ? Si ce n’est pas pour se surprendre soi-même, à quoi bon faire du cinéma. »13

1. Emmanuel Burdeau (sous la direction de), Jacques Rozier, le funambule, Editions des Cahiers du cinéma / Centre Pompidou, Paris, 2001, pp. 12-13.
2. Jean-Baptiste Morain, « A l’ombre d’un Rozier en fleurs », in Les Inrockuptibles, n° 77, 30 Octobre 1996.
3. Entretien avec Jacques Rozier par Jean Néry, « Dans cinq ans, tout aura changé », in Le Matin, 02 et 03 Septembre 1978.
4. Entretien avec Jacques Rozier par Philippe Piazzo, « En balade avec Rozier », in Télérama, n° 2321, 06 Juillet 1994.
5. Ibid.
6. Entretien avec Jacques Rozier par Antoine de Baecque, « Rozier tous azimuts », in Libération, 02 Novembre 2001.
7. Emilie Breton, « Jacques Rozier, le maître du temps », in catalogue du Festival du Film de la Rochelle, 1996.
8. Jean Collet, « Entre le badinage et la chagrin », in L’Avant-scène, n° 31.
9. Joachim Lepastier, http://www.arkepix.com/kinok/DVD/ROZIER_Jacques/dvd_coffret.html.
10. Ibid.
11. Frédéric Bonnaud, « Quelqu’un qui fout la trouille – l’entretien des Inrocks », in Les Inrockuptibles, n° 66, 24 Juillet 1996.
12. Jean Collet, « Entre le badinage et la chagrin », op. cit.
13. Jacques Rozier, in Arts, 1962.

Vidéos

Adieu Philippine

Catégorie :

Identification de la séquence : 01h39’15 à  01h™47’™35 (8 minutes et 20 secondes).

Ouverture au noir. La voiture des trois jeunes arpente la montagne corse dans la nuit. Le lendemain, ils arrivent au port. Michel embarque sur le bateau qui doit le faire quitter l’île pour le régiment et la guerre en Algérie, après l’insouciance des vacances. Les deux philippines lui disent adieu de la main. Le paquebot est en mer. Fin du film.

Le travail du son est central dans cette séquence. Musiques et bruits contribuent grandement à  la construction de la scène finale qui vient exposer le sens du titre  » Adieu Philippine « . Points de vue et points d’écoute multiples et divers participent à  l’alternance du  » proche  » et du  » lointain « .

La musique : rythmée, joyeuse, façon yé-yé, elle accompagne Michel qui reprend le volant en direction du port (Liliane lui demande de se dépêcher pour ne pas qu’il rate son bateau ; Michel lui répond, énervé, qu’il s’en fiche et qu’il n’est pas à  un jour près).

Fondu au noir (fermeture et ouverture) : dans la vallée, au loin et dans la nuit, on aperçoit la voiture qui sillonne la petite route escarpée (on la suit du regard grâce à  ses phares). La musique est toujours présente, plus lointaine, comme si on l’entendait résonner dans la montagne, de l’emplacement en hauteur qui nous permet d’admirer le panorama. Ainsi, le son provient bien de l’autoradio du véhicule et le point d’écoute est confirmé car la source est identifiable par la prise de recul. Puis, l’intensité du son augmente une fois le port en vue (la hauteur du chant également, plus aigu cette fois-ci). De jour, un travelling pris depuis la vitre latérale de la voiture fixe le bateau et un autre, frontal, nous fait entrer sur les quais (par une grande porte fortifiée). La musique stoppe quand l’avertisseur du bateau fait irruption, comme un appel au départ qui se fait de plus en plus proche. La discussion entre les trois personnages est sourde (ils parlent mais on ne les entend pas ; une musique et les bruits de la foule en fond sonore sont audibles ; ils sont à la fois proches et loin de nous’€). Les plans de l’embarquement, caméra épaule, provoquent une mise à  distance. Des plans de foule, de la file d’attente, rappellent ceux qu’un touriste aurait pu prendre avec son caméscope pour immortaliser la fin de ses vacances et son retour en métropole. Le statut documentaire de ces plans plonge un peu plus Michel dans l’anonymat et accentue le mélange des deux dimensions du film : une légère (pour les vacances) et une plus grave (pour le départ à  la guerre). La caméra suit Michel jusqu’au pont du navire. Comme lui, nous quittons, nous spectateurs le film, cette histoire, en quittant la Corse. Le bateau démarre et commence à  s’éloigner du quai. Une nouvelle musique surgit  » U lio di roccapina « . Les plans sont plus larges et se diversifient. Ainsi, à  1 heure, 43 minutes et 46 secondes, la caméra n’est ni sur le quai ni sur le bateau. Elle a pris ses distances comme pour mieux montrer, de plus loin, les adieux. Mais c’est l’alternance qui prime. Du bateau, des quais, ou depuis une autre embarcation en mer sans doute, la caméra ne privilégie plus aucun point de vue précis comme pour généraliser, dépersonnaliser ce départ, l’inscrire dans une sorte de vision documentaire et politique (et plus du tout affective et en lien direct avec le récit). Ainsi, ce départ de Calvi est une métaphore du départ pour l’Algérie. A l’époque, la censure interdisait de montrer un bateau d’appelés partant pour l’Algérie. Pour cette fin, Jacques Rozier avait prévu d’utiliser le thème musical corse  » U lio di roccapina « , chant ancien du sud de la l’île évoquant le départ au régiment. Coup du hasard, lors du tournage du départ du Cyrnos à  Calvi, la Compagnie Générale Transatlantique diffuse ce thème (qui débute lorsque le bateau commence à  partir). Jacques Rozier demandera à  faire passer ce morceau en boucle jusqu’au départ du bateau. Le film est tourné en muet, le son sera re-synchronisé au montage puis repris de façon orchestrale lorsque le Cyrnos s’en va et prend son cap vers le large. Mais, pour Jacques Rozier quand les deux filles courent sur les remparts, cela ne fonctionne plus : le tempo visuel des deux filles en pleine course ne correspond plus à  celui de la musique. Sur les suggestions d’une chanteuse corse présente au montage et engagée pour la chanson  » Il monta la fronta « , il utilise un couplet de celle-ci, chanté en mineur et en récitatif. Ainsi, malgré le tonus accumulé durant le film, la fin devient tragique. Michel a donné rendez-vous à  celle des deux jeunes filles qui sera capable de l’attendre mais c’est bien par un adieu aux inséparables amies que se termine le film. Les mouchoirs blancs agités par les  » philippines  » permettent de les suivre du regard un plus longtemps’€¦ mais  » ce n’est pas qu’un au revoir « â€¦ comme le suggère le titre du film, il s’agit bien d’un adieu, qui comme tous les adieux ne laisse supposer aucun lendemain pour ces trois personnes. La succession des trois musiques permet le passage du proche au lointain, de la légèreté à  la gravité, de la comédie frivole au drame intime politique à  la fois intime et collectif.

Pistes de travail

– 1. Atelier : « De la narration »

La narration d’Adieu Philippine peut être abordée de diverses manières. En prenant appui sur la partie « Des vitesses et des courbes… », dans la rubrique « Mise en scène » de ce dossier :

A). – vous définirez les grands mouvements du récit (rencontre entre Michel et les « philippines », aventures parisiennes, voyage en Corse, départ… – tout en insistant sur les deux parties : la parisienne et la Corse et leur vitesse respective). Il s’agira de pointer les événements majeurs du récit (ceux qui permettent de le faire progresser), de pointer aussi l’importance des situations (plus que des événements, soit celles qui ne font pas avancer le récit au sens propre du terme).

B). – vous définirez les rapports entre les personnages et l’évolution des relations au sein du trio (rencontre, séparations, retrouvailles, puis séparation définitive ; duos au sein du trio)

C). – vous définirez l’attitude des deux jeunes filles envers Michel (en prenant des exemples concrets au sein du film) : capricieuses, jalouses, possessives, bienveillantes, gentilles, attentionnées, ironiques, etc., ces jeunes filles sont imprévisibles. Vous définirez l’attitude de Michel envers les deux filles : agacé, bienveillant, moqueur, prévenant, menteur, etc. Il s’amuse tout en n’oubliant pas la finalité de son parcours (le départ à la guerre, sorte d’épée Damoclès).

D). – vous dévoilerez en quoi la guerre d’Algérie est présente par son absence dans le récit (panneau introductif : « 1960 : sixième année de guerre en Algérie » ; insert « Montserrat » sur le plateau de télévision lors de reconstitution historique qui pourrait évoquer la torture en Algérie ; Dédé le revenant qui répond qu’il n’a rien à raconter quand est évoqué son séjour en Algérie ; départ final en bateau qui est la métaphore du départ à la guerre pour Michel – cf. « Analyse de séquence » du présent dossier).




E). – vous définirez la diversité générique du film qui convoque la comédie (par des scènes joyeuses et drôles), le drame (la difficulté de vivre et de construire un avenir), la politique (la guerre en Algérie dont on ne parle pas…mais qui reste subtilement présente), le musical (comédie riante, jazzy, privilégiant le mouvement et l’improvisation),…Ce film n’est-il pas qualifié de « comédie dramatique » ?

Ce film privilégie l’hybridation, la diversité, l’invitation aux formes multiples et variées (télévision, musique, cinéma, théâtre – les scènes portées par Pachala, opéra – l’autostoppeur chanteur, etc.)

– 2. Atelier : « Du regard caméra »

« Quiconque n’aura pas vu Yveline Céry danser un cha-cha-cha les yeux dans la caméra ne pourra plus se permettre de parler cinéma sur la croisette », déclara Jean-Luc Godard au Festival du Film de Cannes en 1962.

Jean-Luc Godard fit référence à une scène qui aura touchée plus d’un spectateur et qui reste aujourd’hui emblématique du film de Jacques Rozier. Michel est sur le point de partir en Algérie et il passe une dernière soirée en Corse avec les deux filles. Liliane assise sur le bord d’un muret se lève et se met danser.

Il s’agira de définir ce qui rend ce moment aussi énigmatique, profond, intense, touchant et hypnotisant pour le spectateur. Une série d’éléments donne l’impression que le récit se suspend un temps, se charge d’une douleur et d’une quantité de sentiments entremêlés (le moment d’un adieu, des regrets, du désespoir, de la tristesse, de la jeunesse à la fois libre et tragique, de l’amour impossible, etc.). Cette danse de la vie et de la mort vient cristalliser ce sentiment d’un arrêt brutal et d’une issue que toutes les scènes précédentes avaient préparé en sourdine. Plusieurs choix filmiques y sont à l’origine et peuvent être à la fois listés et analysés en répondant aux quelques questions suivantes :

A). – à qui s’adresse ce regard caméra ? Est-ce celui du personnage qui prend à parti le spectateur (comme Monika le fit quelques années auparavant à la fin du film de Ingmar Bergman, 1952) ; ou ce regard est-il adressé à Michel, une dernière fois, sollicité les yeux dans les yeux, comme pour l’inviter à une danse d’adieu ? N’est-ce pas un moment privilégié pour le spectateur qui, lui aussi et d’une certaine manière, est invité à danser avec l’actrice Yveline Céry ?

B). – comment Jacques Rozier décide-t-il de filmer ce passage ? En travelling arrière lent et fluide, sensuel et maîtrisé (tout comme l’est la danse de Liliane). La légère contre-plongée sur Liliane donne de la puissance à la relation qui s’instaure et la caméra est comme attirée, comme fascinée par le pouvoir de séduction de la jeune femme.

C). – le second regard caméra (lorsque Liliane a sa tête penchée sur l’épaule de Michel) n’est-il pas le moment qui installe définitivement le spectateur dans une discrète complicité avec le personnage, dont le regard malicieux renforce cette douce relation ?

D). – comment qualifier la musique ? Un brin nostalgique, rythmée, symbolisant la gravité et la légèreté du moment…

E). – pourquoi avoir choisi d’utiliser une musique de fosse qui n’est pas du tout en rapport avec la celle que le groupe est censé jouer en arrière-plan ? Parce que cette déconnexion, cette rupture, ce décalage densifient la parenthèse temporelle qui sort le récit de sa ligne temporelle et de sa progression narrative. Ce moment fait saillie dans le récit parce qu’il vient trouver une singularité par l’indépendance narrative qu’il revêt, le statut de la musique qu’il impose et le lien de complicité qu’il instaure avec le spectateur (par l’utilisation du regard caméra notamment)




– 3. Atelier : « De la musique »

En prenant appui sur l’analyse de séquence proposée dans le présent dossier (dès 1 heure, 39 minutes et 16 secondes), il s’agira d’analyser les styles et fonctions des différents morceaux musicaux présents dans la dernière partie du film. Enjouée puis « folklorique » avant d’être finalement tragique, la musique donne toute sa teneur dramatique au moment des adieux.

– 4. Atelier : « Fiction / documentaire »

Le début du film « pose le décor » (expression à prendre dans les deux sens du terme). Rare film de son époque à évoquer la télévision, Adieu Philippine démarre en fanfare au cœur d’un studio de télévision au sein duquel a lieu l’enregistrement en live d’une émission sur le jazz, réalisée par Jean-Christophe Averty. Ce sera plus tard une reconstitution historique réalisée en multi caméras (Montserrat) et deux publicités (une dont les rushes sont visionnés – pour une cire ; et une autre dont on assiste au tournage – pour un réfrigérateur).

A partir de l’analyse de la première séquence du film (du début à 5 minutes et 20 secondes), il s’agira de :

A). – repérer ce qui tient du documentaire (description généreuse du studio de télévision, présentation d’un univers, retrait de la caméra de Jacques Rozier qui garde ses distances face à l’événement, etc.).

B). – repérer comment la fiction s’invite petit à petit (par la focalisation intermittente sur Michel, par l’irruption d’une conversation entre lui et l’un des opérateurs, par le mouvement de caméra interrompu qui le suit dans son déplacement vers la sortie, etc.).

C). – le rôle du sas (le lieu situé entre les deux portes vitrées qui font le lien entre l’intérieur et l’extérieur) qui permet le passage du documentaire (de la description) à la fiction (à la narration) (par l’invitation faite aux deux philippines d’entre dans le studio, à l’intérieur, donc à l’intérieur du film et du récit de Jacques Rozier).

D). – la contamination (par le jeu des enchâssements) des images de télévision dans le film de Jacques Rozier, des mentions écrites du générique du film de Jacques Rozier dont certaines pourraient être également celles de l’émission télévisée réalisée par Jean-Christophe Averty, de la musique qui pourrait être autant celle qui est enregistrée sur le plateau télévisé, que celle du film de Jacques Rozier qui l’utilise d’ailleurs à l’extérieur du studio (alors qu’on est censé ne plus l’entendre lorsque Michel rencontre les deux filles sur le trottoir). Jacques Rozier créé des espaces poreux, où télévision et cinéma viennent s’articuler de manière subtile. Les premiers mots du film « 1, 2…1, 2, 3… » marquent le démarrage de la musique enregistrée en live sur le plateau de télévision mais aussi le début du film de Jacques Rozier qui démarre au même moment.

E). – une mise en abyme est ainsi créée. Les caméras qui s’installent, les opérateurs qui travaillent, les écrans présents en grand nombre, la salle de montage filmée de l’intérieur appartiennent certes au monde de la télévision ainsi décrite, mais ne sont pas sans rappeler le cinéma et le film que Jacques Rozier prépare lui-même et construit en temps réel.




– 5. Atelier : « Du montage »

Jacques Rozier opte pour des choix de montage précis qui viennent révéler une écriture filmique singulière et diversifiée. Sont ainsi travaillés :

A). – par la rupture (des coupes sèches en plein cœur d’un mouvement par exemple) : la vitalité de la jeunesse de l’époque, son énergie et la liberté qu’elle suppose (29 minutes).




B). – par le surgissement et les raccords subtils et inattendus : le comique d’une situation (Pachala, son fouet et son âne qui surgissent en pleine montagne alors que les trois jeunes les recherchent – un corse leur dit que pour sortir « de ce trou », il faut passer par le col de la Croix) (1 heure, 29 minutes et 30 secondes).

C). – par l’insertion d’un plan indépendant (et en l’occurrence silencieux) : le comique d’une situation qui privilégie le décalage (Michel dit aux deux filles qu’il travaille beaucoup ; juste après l’avoir dit, un plan le montrant ainsi à ne rien faire dans le studio de télévision) (5 minutes et 50 secondes).

D). – par le jeu de l’enchâssement et du retrait : la confusion des genres (cinéma et télévision), le mélange des images (de leur source) et l’explosion et la variété des points vue (19 minutes et 40 secondes).

E). par la mise en place de plans autonomes qui viennent rompre la fluidité narrative (gros plans par exemple) : la part sensible et affective des êtres que l’on isole parfois pour marquer leur présence, leur liberté (au sein même de la diégèse), leur trouble, leur vérité intérieure et leur personnalité (1 heure, 31 minutes et 55 secondes).

Fiche réalisée par Rémi Fontanel le 3 juin 2009

Expériences

Genèse du projet

En 1960, après le succès triomphal d’A bout de souffle de Jean-Luc Godard, le producteur Georges de Beauregard est à la recherche d’autres jeunes cinéastes prometteurs. Jean-Luc Godard lui suggère les noms de Jacques Demy, Agnès Varda et Jacques Rozier, dont il a pu découvrir les courts métrages au Festival du Fim de Tours 1958 (Blue Jeans pour Jacques Rozier). Demy se lance alors dans le tournage de Lola et Varda (qui a déjà signé La Pointe courte) dans celui de Cléo de 5 à 7 (ces deux films sortiront en 1961). S’il tourne Adieu Philippine au cours de l’été 1960, Jacques Rozier devra, lui, attendre trois ans avant que son film trouve le chemin des salles de cinéma, en raison notamment d’un long travail de post-synchronisation (le cinéaste doit lire sur les lèvres des comédiens pour retrouver les dialogues, parfois improvisés). De plus, les relations entre Beauregard et le cinéaste sont houleuses : à la fin d’une projection, le producteur, sous les conseils de Jean-Pierre Melville, demande au réalisateur de procéder à des coupes afin de réduire la durée du film. Jacques Rozier achèvera finalement la production du film avec l’Italien Carlo Ponti et Adieu Philippine sortira en salles le 25 septembre 1963, sans parvenir à rencontrer le public. La société de Jean-Luc Godard détiendra alors les droits du négatif, avant que celui-ci ne les cède au cinéaste en 1979, pour un franc symbolique.

Dans l’ouvrage (coordonné par Emmanuel Burdeau), qui lui est consacré en 2001, Jacques Rozier évoque la genèse du projet : « Ce qui me frappait, c’était la ligne de séparation existant alors entre ceux qui avaient vingt ans, concernés par la guerre, et le reste de la population française qui semblait ne pas trop d’en soucier. A ce décalage s’ajoutait, vers 1958, l’apparition des premiers « bienfaits » de la société de consommation. Mais pour mon histoire de conscrit, j’avais très peu de documentation sur ce que représentait l’arrivée dans une caserne. Je me suis dit en plus qu’il n’y avait aucune chance d’obtenir l’autorisation d’y filmer. Donc lorsque je rencontre Georges de Beauregard, en Mars-Avril 60, je songe à faire plutôt une comédie frivole, avec un titre provisoire de comédie américaine légère, Embrassez-nous ce soir. L’histoire d’un garçon avec deux filles : il sort avec l’une, avec l’autre, à la fin elles restent toutes les deux, seules. J’ai soudain réalisé, en me demandant où pourrait partir ce garçon, qu’il pouvait fort bien être appelé sous les drapeaux, et croiser ainsi les deux idées, le film léger et le scénario plus grave. »

Une distribution difficile

Dans un entretien accordé aux Inrockuptibles en 1996, Jacques Rozier évoquait les difficultés rencontrées à la suite de la projection du film sur la Croisette : « Ca a été un peu le coup de tonnerre. Des exploitants m’ont demandé le film et, manque de pot, le type à qui j’avais fait racheter les droits avait disparu ! C’était un type d’Algérie, membre de l’OAS, qui se planquait ! Moi qui avais fait un film sur la guerre d’Algérie, je ne pouvais pas le distribuer à cause d’un mec de l’OAS ! Après, le film a fini par sortir avec un distributeur qui ressemblait à Pachala, le personnage de producteur un peu misérable joué par Vittorio Caprioli. Quand je revois la scène où il est chez lui, avec sa femme, en train de gémir la tête dans les factures, au milieu de boites de pellicule, je me dis que c’était un plan prémonitoire : je me retrouvais dans la même situation ! »

Adieu Philippine a été présenté en 1962 au Festival du Film de Cannes, dans le cadre de la toute première édition de la « Semaine de la Critique », la plus ancienne section parallèle de la manifestation.

Guère d’Algérie

Si le spectateur sait rapidement que Michel, le héros d’AdieuPhilippine, doit partir pour son service militaire (le scénario original, écrit par Michèle O’Glor, avait d’ailleurs pour titre, Les Dernières semaines), le mot « Algérie » n’est pas prononcé une seule fois dans le film. La guerre qui y fait rage est alors un sujet tabou. Cependant, à l’occasion de la reprise du film, à la fin des années 1970, Jacques Rozier décide d’ajouter, avant le générique, un carton sur lequel est indiqué « 1960, sixième année de la guerre d’Algérie ».*

Un film-phare de la « Nouvelle vague »

En 1962, Eric Rohmer, encore critique aux Cahiers du cinéma, choisit de mettre en couverture d’un numéro spécial (dont il est le rédacteur en chef), consacré au phénomène de la « Nouvelle vague » une image tirée d’Adieu Philippine. A l’intérieur, la revue propose un « Dictionnaire des 162 nouveaux cinéastes français ». Dans la notice, consacrée à Jacques Rozier, on peut lire, à propos de son premier long métrage : « Ce film est le parangon de la « Nouvelle vague », celui où les vertus du jeunes cinéma brillent de leur éclat le plus pur, où ses méthodes reçoivent la plus claire et plus convaincante démonstration de leur bien-fondé, qu’il s’agisse du tournage à la sauvette, du choix de nouveaux visages, des emprunts au style TV, de la désinvolture du récit, du thème, enfin, de la jeunesse. Les autres fondateurs de la N.V. ont vite détourné son esprit à leur avantage, et leurs œuvres plaident plus en faveur de leur génie propre que de celui de l’Ecole. Chez Rozier, c’est inverse, cela dit en bonne comme en mauvaise part. Adieu Philippine met un point final à la querelle des Anciens et des Modernes ; il entérine la défaite du réalisme classique, dont le néo-réalisme italien d’après-guerre et ses actuels prolongements ne sont que les fils respectueux. Après ce film, tous les autres paraissent faux, et l’on conçoit mal que la recherche du naturel puisse être poussée plus loin. »

Le casting

Refusant de travailler avec des acteurs professionnels, Jacques Rozier a trouvé les comédiens principaux du film dans la rue. Notons que Juliette est interprétée par une jeune Italienne, Stefania Sabatini, repérée par le réalisateur sur une photographie dans les bureaux du producteur Carlo Ponti. Le film étant postsynchronisé, l’actrice est doublé par une Française, Annie Markhan, chanteuse d’un groupe yé-yé, les Gam’s, devenue ensuite l’attachée de presse de Sheila.

Dates et lieux de tournage

Le film Adieu Philippine a été tourné à Paris du 15 septembre au 8 octobre 1960, puis en Corse (où Michel part passer ses dernières vacances) du 7 août au 4 septembre 1960.

Après un passage par l’I.D.H.E.C., Jacques Rozier travailla comme assistant de plateau dans les studios de télévision des Buttes-Chaumont. C’est ainsi qu’il fit connaissance avec l’un des plus fameux réalisateurs de dramatiques pour le petit écran, Stellio Lorenzi. Celui-ci donnera au cinéaste l’autorisation de filmer la préparation d’un de ses films pour une séquence d’Adieu Philippine, dont le héros, Michel, exerce le métier de machiniste. On assiste donc aux répétitions de Montserrat, avec des comédiens tels que Jean-Claude Brialy, Michel Piccoli ou Robert Hirsch, Lorenzi apparaissant lui aussi dans son propre rôle. Dans la première scène d’Adieu Philippine, c’est au tournage d’une autre émission que nous convie Jacques Rozier : Jazz Memories de Jean-Christophe Averty.

Informations glanées sur le site Web www.allocine.fr

* La guerre d’Algérie est plus ou présent dans les films suivants. Assez peu, au final, sont-ils à aborder ces événements durant leur déroulement et quelques temps après l’indépendance : Le Petit soldat (Jean-Luc Godard, 1963), Muriel ou le temps d’un retour (Alain Resnais, 1964), Les parapluies de Cherbourg (Jacques Demy, 1964).

Outils

Films

dans le catalogue Images de la culture

Rencontre avec Jacques Rozier de Christian Argentino
Les choses - Génération de Françoise Prébois

Internet

Biographie, filmographie et bibliographie - Fiche du cinéaste sur le site de la Cinémathèque française
Fiche ABC Le France - Extraits de critiques sur le film (Document PDF à télécharger)
Site Objectif Cinéma - Portrait du réalisateur.

Ouvrages

Jean Collet, Le cinéma en question : Rozier, Chabrol, Rivette, Truffaut, Demy, Rohmer, Editions du Cerf, Paris, 1972.
Emmanuel Burdeau (sous la direction de), Jacques Rozier, le funambule, Editions des Cahiers du cinéma / Centre Pompidou, Paris, 2001, 160 pages.

Revues

Avant-scène n° 31 (Jean Collet, « Entre le badinage et le chagrin ». Scénario et dialogues. Revue de presse)
Cahiers du Cinéma n°138
Nicole Zand, « Le dossier Philippine », in Cahiers du cinéma, n° 148, octobre 1963.
Jean-Louis Comolli, « Poème et plaisir », in Cahiers du cinéma, n° 149, novembre 1963.
Cahiers du cinéma, n° 161-162, Octobre 1963.
Image et Son n° 167-168, p. 96 (critique)
Image et Son n° 201, p. 95, autre, étude syntagmatique du film "Adieu Philippine", de Jacques Rozier
Repérages n° 6, 7
Trafic n° 14

En DVD :

– Le film Adieu Philippine est présent dans le coffret DVD édité par Potemkine en 2008.
Coffret contenant 5 DVD, soit deux courts métrages, Rentrée des classes et Blue Jeans et les quatre longs métrages du cinéaste : Adieu Philippine, Du côté d'Orouët, Les Naufragés de l'île de la tortue et Maine-Océan.

Suppléments :

Entretien avec Jean Douchet (2001, 18 min.).
Entretien avec Jean-François Stevenin (2008, 20 min.).
Supplément au voyage en terre « philippine » par Jacques Rozier (12 min.).
Bande annonce d’Adieu Philippine avec François Truffaut.
Jean-François Stévenin à propos de Du côté d'Orouët (8 min.).
Entretien avec Jacques Villeret (7 min.).
Entretien avec Bernard Menez (20 min.).
Descriptif complet du coffret