Cria cuervos, regards d’une enfance

Espagne (1976)

Genre : Drame

Écriture cinématographique : Fiction

Archives CAC, Collège au cinéma 2007-2008

Synopsis

Dans l’Espagne des années cinquante, trois petites filles de la bourgeoisie madrilène, Irène, Maïté et Ana sont recueillies, à la mort de leur père par leur tante Amélie, la sœur de leur mère , décédée quelques années auparavant. Amélie prend en charge leur éducation, aidée par Rosa, gouvernante de la famille. Enfant taciturne, insomniaque et douée d’une imagination féconde, Ana est persuadée qu’elle possède un pouvoir maléfique au point de se croire responsable de la mort de son père.

Générique

Réalisation : Carlos Saura
Scénario : Carlos Saura
Image : Teodoro Escamilla
Montage : Pablo G. Del Amo
Son : Bernardo Menz
Décor : Rafael Palmero
Musique : Federico Mompou, J.L. Perales
Production : Primitivo Alvaro, Elías Querejeta, Espagne
Distribution : Carlotta Films
Couleur
Durée : 1 h 52
Interprétation
Geraldine Chaplin / Ana adulte / La mère
Mónica Randall / Paulina
Florinda Chico / Rosa
Ana Torrent / Ana
Héctor Alterio / Anselmo
Germán Cobos / Nicolás Garontes
Mirta Miller / Amelia Garontes
Josefina Díaz / Abuela
Conchita Pérez / Irene
Juan Sánchez Almendros

Autour du film

Espagne 1975. Franco agonisait et la dictature avait perdu pas mal de ses dents. Elle en avait gardé jusque-là suffisamment pour qu’un cinéaste comme Carlos Saura ait rencontré quelques ennuis dans l’exercice de son métier. Ce qui l’avait amené à réfléchir sur le mode d’expression qu’il avait choisi. « J’ai découvert, écrivait-il alors, la nécessité de s’exprimer par le biais de la mise en scène de l’imaginaire en faisant du cinéma, en me heurtant à l’impossibilité dans l’Espagne d’affronter la réalité présente, à cette même nécessité de s’exprimer échappant au côté physique de cette société pour en saisir les autres aspects plus concrets comme les fantasmes, les obsessions, les rêves ». Bonne école. Il filma donc, pour Cria cuervos dont il commença le tournage alors que le dictateur, qui devait mourir le 20 novembre, n’avait pas encore été hospitalisé, des fantasmes, des rêves, des obsessions. Ceux d’une fillette, Ana, yeux sombres, visage fermé, qui pense avoir tué son père avec ce qu’elle croit être de la strychnine, parce qu’il rendait sa mère malheureuse, qui a récidivé pour la tante qui l’élève, et proposé ses services euthanasiques à sa grand-mère paralytique qui préfère s’en passer.
Dans ce pays anesthésié par des années de pensée unique où, semaine après semaine, les « Do No » (noticiarios y documentales cinematograficas), actualités obligatoires glorifiant la « race » et la figure de père bienveillant du Caudillo et où les niaiseries de Marcelino, Pan y Vino (1955) sur un garçonnet pauvre mais honnête à tu et à toi avec le Bon Dieu était la seule figure reconnue de l’enfance, le film pouvait faire grincer des dents : les enfants n’étaient pas des anges asexués. La « race » avait couvert quelques impuretés. Cette petite Ana, qui tuait père et proches, ou qui croyait le faire, (mais au cinéma, où tout est image, la représentation ne vaut-elle pas l’acte ?), n’était qu’un monstre qu’un régime aussi soucieux du bien de tous ses enfants ne pouvait avoir produit. Heureusement Franco mourut, et le film pour les Espagnols fut lu de bout en bout comme une longue métaphore : le père mort, qu’on n’avait vu qu’en soudard décoré ayant conquis ses galons contre la République dans la guerre civile puis sur le front de l’Est en 1942 dans la division Azul au service de Hitler était bien évidemment Franco lui-même. Et la mère morte de consomption, bafouée et humiliée ne pouvait être que la République.
Le titre même, premiers mots d’un proverbe bien connu : « Cria cuervos y te sacaran los ojos » (Nourris les corbeaux et ils te crèveront les yeux) se prêtait à cette lecture. Et la dernière séquence, envol d’enfants sur le chemin de l’école, n’était-elle pas la preuve que, le Caudillo mort, l’Espagne allait pouvoir enfin vivre ? Le film allait faire le tour du monde, et la chanson d’amour tendre (Porque te vas), débitée d’une voix aigrelette d’enfant par Jeannette sur un rythme de mitraillette, le visage d’Ana en gros plan, plus sombre que jamais ne fut pas pour rien dans ce succès. Elle disait en effet tout des rêves saccagés de l’enfance.
Aujourd’hui évidemment, trente ans après la fin du franquisme, et la sortie du film, on ne saurait le « lire » d’une façon aussi littérale. Il n’en est peut-être que plus attachant, comme témoin, dans la fiction, d’un moment où bascula l’histoire d’un pays. Il a gardé en effet sa fonction métaphorique, mais de façon beaucoup moins anecdotique. C’est de l’histoire d’un enfermement mortifère qu’il est ici question. Pas qu’en Espagne, bien sûr. Le premier plan le dit, long panoramique sur un salon bourgeois, tentures étouffantes, meubles surchargés, ombres lourdes. Trois soeurs, dont Ana, l’enfant du milieu, vivent là et la première image qu’on verra du père sera celle d’un gisant d’une pâleur de marbre, étendu mort sur le lit d’où vient de sortir sa maîtresse se rhabillant. D’entrée, c’est Ana qui voit tout, maîtresse, père, l’amour et la mort. Tout le film restera sous son regard impassible (au fait, Ana ne serait-elle pas la grande soeur de Martin, l’enfant mutique du Dernier des fous de Laurent Achard ?). Regard double, en quelque sorte, et c’est la force du film : devenue adulte, la fillette regarde son enfance et c’est la même actrice, Géraldine Chaplin qui joue la mère d’Ana et Ana adulte. Un conte d’autant plus cruel que la mise en scène se veut toute douceur : ainsi de ce beau moment de cache-cache dans la campagne. En ce lieu de paix verte, les fillettes jouent à la mort.
Emile Breton / L’Humanité 7 février 2007.

Un Grand Prix à Cannes, près d’un million et demi d’entrées en France, et une ritournelle pop entêtante, Porque te vas, exhumée depuis à intervalles réguliers par les programmateurs radio : Cría cuervos, de Carlos Saura, fut bien un événement au printemps 1976. On ne dira pas, trente ans plus tard, qu’on peine à comprendre pourquoi, mais on se dit que si l’austère film espagnol sortait aujourd’hui pour la première fois en salles, il aurait plus de mal à conquérir ce qui reste du public cinéphile… La dimension politique s’est évanouie : à l’époque, la grande baraque sombre où s’ennuie la petite Ana (Ana Torrent et ses grands yeux noirs) pouvait sembler une métaphore de l’Espagne franquiste. Mais, quitte à filer l’idée, ce film qui s’ouvre par la mort du chef de famille – militaire entouré de militaires surgalonnés –, sorti en Espagne quelques semaines après le décès (attendu) du Caudillo, serait davantage une réflexion sur l’après-franquisme. Reste alors l’essentiel : la chronique oppressante d’une famille cadenassée, vue par une gamine de 9 ans, menue et mutique. Père absent et infidèle, mère trop tôt disparue – tuée par le malheur et la solitude ? Ana ressuscite pour elle seule, quand elle le désire, celle qui l’a quittée : Carlos Saura a toujours eu cette façon de faire surgir des personnages, morts ou imaginaires, au cœur de ce qui semble être la réalité. Une manière de donner à voir d’un même élan la scène et son commentaire, qui apporte au récit une drôle de densité onirique… Ana observe, juge, s’imagine meurtrière. Au point de passer à l’acte ? Cría cuervos paraît sans doute moins cruel et novateur que jadis, il n’en reste pas moins un conte vénéneux, au climat étonnamment mortifère. A.F.
Aurélien Ferenczi / Télérama 10 Février 2007

Cria Cuervos prend naissance à la dernière image de La cousine Angelique : une mère coiffant sa fille devant le miroir qu’est la caméra. Cette image a pris corps quand j’ai vu Ana Torrent dans l’Esprit de la Ruche
Ce qu’il peut y avoir d’autobiographique dans mes films intervient davantage sous une forme transposée que comme propos délibéré de « faire de l’autobiographie ». Je n’ai pas encore ressenti la nécessité de faire un film autobiographique.
Je n’ai jamais cru au prétendu paradis de l’enfance; je crois au contraire, que l’enfance constitue une étape durant laquelle la terreur nocturne, la peur de l’inconnu, le sentiment d’incommunicabilité, la solitude sont présents au même titre que cette joie de vivre et cette curiosité dont parlent tant les pédagogues.
Ana, l’héroïne de mon film, est évidemment sensible et particulièrement réceptive; face à l’agression du monde des adultes, elle s’est fabriqué un unvers personnel à part où seuls trouvent place les êtres conformes à ce qu’elle attend d’eux. Dans cet univers, la réalité englobe des souvenirs qui ont la présence de l’actualité, des désirs et des hallucinations qui se confondent avec le quotidien…
Je choisis des espaces fermés d’une part parce qu’il est plus commode de traailler avec peu d’élémnts, ce qui permet de mieux les contrôler, et d’autre part parce que j’ai de plus en plus tendance à traiter mon sujet de manière intimiste et ramassée.
Carlos Saura / Dossier de presse

Outils

Bibliographie
Dossier pédagogique de Zéro de conduite
Cinéclub de Caen - Analyse
Cinespagne - Entretien avec Carlos Saura sur sa carrière.
Cinespagne - Chronique sur le film.

Ouvrages
Onze films de Carlos Saura, par François Géal, Broché, 2006

Revues
Positif n°183/184, 185, 194
Avant-scène du cinéma n°486