Croisière du Navigator (La)

États-Unis (1924)

Genre : Burlesque

Écriture cinématographique : Fiction

École et cinéma 2009-2010

Synopsis

Rollo Treadway, riche héritier oisif, demande soudain la main de sa voisine Patsy O’Brien, autre riche héritière. Devant son refus catégorique, il lui reste à utiliser seul les billets de bateau pour le voyage de noces. Il s’installe à bord d’un transatlantique dès le soir, mais se trompe de bateau et monte sur un certain “ Navigator ”, dont le propriétaire n’est autre que le père de Patsy. Celui-ci est enlevé par de mystérieux espions. Alertée par ses cris, elle monte à bord du “ Navigator ”, dont les espions coupent les amarres.

Au matin, le “ Navigator ” dérive en pleine mer. Chacun de leur côté, Rollo et Patsy explorent le bateau désert, s’effrayant mutuellement avant de se rencontrer. La jeune fille est plus affamée et transie qu’intéressée par la nouvelle demande en mariage de Rollo. Mais l’équipement de la cuisine du transatlantique n’est pas à la dimension d’un simple couple et les catastrophes s’enchaînent.

Quelques semaines plus tard, à l’aide de poulies, de leviers et de ficelles ingénieusement disposées, la cuisine, automatisée, est devenue confortable. Une île se profile à l’horizon, mais elle se révèle peuplée de cannibales. Pour effectuer une réparation à l’hélice du “ Navigator ”, Rollo plonge en scaphandre tandis que les indigènes s’emparent de Patsy. Au sortir de la mer, il apparaît tel un dieu ou un monstre, les mettant en fuite.

Mais devant une nouvelle attaque, le couple en fuite s’enfonce dans l’eau et s’embrasse. La remontée miraculeuse d’un sous-marin les sauve. À moins que la fougue amoureuse du jeune homme ne provoque un nouveau drame…

Thème : Comédie burlesque

Générique

Titre original The Navigator
Production Buster Keaton Productions Inc., presented by Joseph M. Schenck
Productions pour MGM Corp.
Scénario Jean C. Havez, Joseph A. Mitchell,Clyde Bruckman
Réalisation Buster Keaton, Donald Crisp
Ass.-réalisateur Harry Crocker
Dir. Photo Elgin Lessley, Byron Houck
Effets électriques Denver Harmon
Directeur artistique Fred Gabourie

Interprétation
Rollo Treadway / Buster Keaton
Patsy O’Brien / Kathryn McGuire
Mr O’Brien, le père de la jeune fille / Frederick Vroom
Le chef des cannibales / Noble Johnson
Espion et cannibale / Clarence Burton
Espion et cannibale / H. M. Clugston
Le “ Buford ” / The “ Navigator ”

Film 35 mm Noir & Blanc, muet
Format 1/1,33
Durée 1h06
Distribution UGC/Connaissance du cinéma
Visa N° 34 028
Sortie en France 13 octobre 1924

Autour du film

Redécouvrir les valeurs de la civilisation

On ne le répétera jamais assez, le premier but d’un cinéaste comique est de faire rire. Cela paraît d’autant plus vrai en ce qui concerne Keaton qu’à la différence du Chaplin des Temps modernes ou du Dictateur – pour comparer une fois de plus les deux comiques –, il n’aborde aucun problème social, politique ou humanitaire précis. La Croisière du Navigator ne fait pas exception à la règle. Si Rollo et Patsy sont situés socialement, quoique de façon vague (riches héritiers), ce n’est pas en opposition à d’autres, moins aisés. Dès qu’ils se trouvent sur le “ Navigator ”, l’argent ne joue aucun rôle, et ce n’est pas à des individus représentant un autre statut social et économique qu’ils sont affrontés, mais à des éléments plus fondamentaux. C’est d’abord la technique, issue de la civilisation par leur inexpérience : un paquebot, des cuisines… Puis les éléments naturels : l’océan, les profondeurs maritimes et leur faune… Enfin l’opposé de la civilisation, le monde primitif, caricaturalement qualifié de “ cannibale ”.

Il n’échappe à personne que le voyage de Rollo (et secondairement Patsy) est d’ordre initiatique. Parfaits produits d’une civilisation à son apogée, ils sont jetés dans un univers de moins en moins policé et doivent redécouvrir par eux-mêmes les valeurs de la civilisation. Aux deux tiers du film environ, ils se trouvent aux prises avec une civilisation primitive indéfinie, à la fonction essentiellement symbolique. C’est dans ce sens qu’il faut interpréter la présence, au début, du couple de mariés noirs qui déclenche chez Rollo la passion du mariage. Cet appel du désir l’amène nécessairement à déclencher les forces obscures de l’inconscient et la violence d’un monde primitif aussi incontrôlable qu’obscur et anonyme, qu’il n’a plus qu’à refouler au sens propre du terme. Symboliquement, au-delà du dernier plan de la séquence du petit canon, le cannibale frappé par le projectile est exclu de l’espace du Navigator dans une remarquable chute en arrière pour s’écraser dans les profondeurs de l’océan. Toujours dans l’optique de cette initiation, diverses figures de l’éjection hors de l’univers matriciel parsèment le film, du rejet de la demande en mariage qui amène Rollo à errer sur le Navigator à son passage par la bouche d’aération ou son “ accouchement ” hors du scaphandre, qui le ramènent chaque fois auprès de Patsy.

Mais la notion de parcours initiatique n’a rien, chez Keaton, d’un symbolisme fumeux, voire ésotérique. S’il est un cinéaste dont on peut le rapprocher, c’est bien Howard Hawks (Rio Bravo, Hatari…) dont l’univers et la mise en scène sont également fondés sur la physique (et le physique). Les scènes de scaphandre avec Rock Hudson dans Le Sport favori de l’homme (1964) se réfèrent à l’évidence à celles de La Croisière du Navigator. Pour Keaton comme pour Hawks, la maîtrise (réelle) de la technique est garante de la civilisation. La Loi doit prévaloir et le désir de l’individu s’inscrire dans un cadre collectif, même au prix d’une adéquation de surface. En quoi Keaton s’oppose radicalement à Chaplin, pour qui les valeurs techniciennes de la civilisation sont nécessairement menaçantes (Les Temps modernes, évidemment). Le trajet de Rollo à travers le Pacifique le ramène au point de départ : un espace matriciel où il peut étreindre sa belle. Il est d’ailleurs significatif qu’ici il n’accomplit que très peu d’exploits directement et ouvertement pour Patsy, à la différence de films tels que Sportif par amour ou Le Mécano de la Général, tout préoccupé qu’il est de sa propre survie, et secondairement de celle de sa bien-aimée, si peu aimante par ailleurs. Si le héros keatonien parcourt l’espace avec célérité, énergie et élégance, c’est moins pour le fuir que pour se l’approprier, le domestiquer. Charlot n’a de cesse de quitter le cadre prison qui se referme sans cesse sur lui. Buster, Malec ou Rollo perçoivent bien le danger d’en rester prisonnier, mais c’est toujours pour, dans un second temps, s’y réfugier, s’y “ lover ”, y abriter ses amours. Déjà, à la fin de Cops, voyant sa belle trop indifférente, il rentrait dans la prison d’où il venait de sortir. Ici, il s’enferme dans le cadre du sous-marin protecteur, miracle de la technique et de la civilisation, même si le gag final rappelle que tout refuge n’est que provisoire, relançant l’infernale dialectique du cadre prison et/ou refuge… En quoi Keaton comme Hawks fait preuve d’un scepticisme très moderne : qu’en est-il de l’aventure humaine en un temps où la technique assure presque à elle seule la domestication des forces naturelles ?
Joël Magny.

Autres points de vue

Modernité de l’homme

“ Buster Keaton n’appelle sur lui aucune réminiscence. Il est une créature spontanée, il est moderne. Il participe des temps actuels au même titre qu’un appareil de téléphonie sans fil ou qu’un système de freins progressifs. Cet homme catastrophique mais dont la belle impassibilité fait merveille, est bien l’homme du ciment armé. ”
F. Amunateguy, in “ La Revue Nouvelle ”, 1926.

Le Paul Valéry de l’absurde

“ Buster Keaton apparaît à la fois comme le poète et le mathématicien de l’absurde. Si l’on osait plus, on écrirait que le cinéma comique trouve en lui son Paul Valéry. Son agitation, l’effervescence de son esprit de rattrapage, l’espèce de miracle qu’entraînent ses efforts, tout cela déchaîne les rires et fait oublier le caractère tragique des situations. ”
Louis Chauvet, in “ Le Figaro ”, 2 janvier 1969.

Une genèse sans Dieu ni péché originel

“ L’immensité du paquebot, jointe à l’impossibilité où se trouvent les deux personnages de le quitter, tend à en faire une sorte de microcosme. Si Keaton y est enfermé, ce n’est pas comme dans une prison, mais comme l’homme est “enfermé” dans la nature. Ce vaste (trop vaste) champ d’action que le Navigator lui offre, c’est un monde qu’il faut conquérir et soumettre, entreprise d’autant plus difficile et angoissante que, de ce monde nouveau, il ignore tout.

Le film, ainsi, se présente comme une sorte de Genèse (l’absence de tout autre humain fait qu’on assimile aisément Keaton et sa partenaire à Adam et Ève), mais une genèse positive, si l’on peut dire, sans Dieu ni péché originel, qui consiste principalement en la conquête de l’univers par le couple, et la recréation d’un Eden sur terre, ou plutôt sur mer. ”
Jean-Pierre Coursodon, in “ Buster Keaton ”, 1973.

Vidéos

La boussole et le mégot

Catégorie :

par Hervé Joubert-Laurencin

Pistes de travail

Il importe de faire saisir en premier lieu l’originalité du personnage de Keaton, dont le Rollo de La Croisière du Navigator n’est qu’un des avatars. Pour cela, l’idéal est de le comparer avec d’autres comiques que les élèves peuvent connaître dans le cadre de “ Collège au cinéma ” ou ailleurs. La comparaison avec Chaplin s’impose de toute façon. On peut se reporter au Dossier pédagogique “ Collège au cinéma ” n° 62 (1995) consacré au Cirque de Chaplin et à la fiche du film sur ce site. On peut également le comparer, en fonction des connaissances et du matériel disponible, à Harold Lloyd, Laurel et Hardy, Harry Langdon, Jacques Tati (voir Dossier pédagogique “ Collège au cinéma ” n° 63, 1995, consacré à Jour de fête et fiche-film du site)… Sur le passé proche, on peut l’opposer au colérique et grimaçant (sans nuance péjorative) Louis De Funès, à l’infantile Pee Wee, à l’intellectuel Woody Allen, éventuellement… Sur les personnages, le comique français contemporain (Les Visiteurs 1 et 2, Pédale douce, Taxi 1 et 2, Le Placard) relève moins de la création de personnages que d’une intrigue et d’une série de gags.

  • Le traitement de l’espaceL’espace comme le thème principal de l’intrigue, puisqu’il s’agit d’un voyage improvisé qui emmène les héros à des milliers de kilomètres de chez eux. Liées à l’espace, les proportions des objets jouent fréquemment leur rôle : le “ Navigator ” est trop grand pour un couple, les objets de la cuisine sont conçus pour une autre quantité de nourriture. La poursuite sur les passerelles et échelles du paquebot est construite sur les trois dimensions : largeur, hauteur, profondeur. Dans la séquence où Rollo est poursuivi par le petit canon qui s’est accroché par une ficelle à sa cheville, c’est le déplacement dans l’espace d’un objet ou d’un personnage qui joue un rôle essentiel et résout la situation. On peut chercher d’autres moments où cette géométrie dans l’espace et en mouvement est le moteur de la situation et l’origine du rire.
  • Nature primitive et civilisationLa sensibilité d’aujourd’hui a des difficultés à admettre la façon dont, dans les années 20, le cinéma (pas seulement américain) montrait les sociétés primitives. Le regard sur les “ cannibales ” comme sur le couple de mariés noirs du début peut apparaître comme raciste. On peut remarquer que ces cannibales sont peu individualisés (à peine celui que frappera le tir du petit canon). Ils ont une fonction purement symbolique dans un film que ne cherche pas le réalisme sociologique ou ethnologique. C’est la nature primitive qui menace le trop civilisé Rollo et à laquelle il doit se frotter pour retrouver le désir de combattre, de bouger, de gagner ce qu’il désire, au lieu de se contenter de traverser la rue en voiture puis de la retraverser à pied pour “ prendre l’air ”.
  • Un comique à trois tempsOn peut étudier le fonctionnement du gag keatonien en trois temps : 1) Position d’un problème —> 2) Réponse mal appropriée qui ne résout pas le problème, voire l’aggrave —> 3) Nouvelle réponse qui réussit et implique la réflexion du personnage que nous n’avons pas partagée et que nous saisissons rétrospectivement. Remarquons combien ce comique implique la participation du spectateur qui rit en premier lieu de l’infériorité du personnage, puis de l’intelligence pratique dont il fait preuve, et enfin de notre propre erreur ou infériorité, puisque nous n’avions pas envisagé cette solution. Ici encore, on peut faire des comparaisons avec les comédies contemporaines. Observons enfin que le troisième temps du gag engendre fréquemment le gag suivant : une difficulté résolue, la situation nouvelle révèle un autre type de difficulté, tout aussi imprévue. Ainsi, les gags ne se suivent pas dans un processus d’accumulation, mais s’enchaînent.Mise à jour: 16-06-04

Expériences

Entre l’apogée et la fin du burlesque muet

La Croisière du Navigator appartient à la fois à la période d’apogée du cinéma burlesque américain et à la fin d’une époque pionnière du cinéma américain. “ Les années vingt furent l’âge d’or du cinéma muet, le cinéma muet fut l’âge d’or des comiques ”, écrit Jean-Loup Bourget in “ Le Cinéma américain, 1895-1980 ” (éd. PUF, 1983). En effet, avec quelques années de retard sur le film dramatique, le film burlesque a conquis ses lettres de noblesse auprès des grandes compagnies en passant avec succès au long métrage. Dès son premier long métrage burlesque, La Ruée vers l’or (The Gold Rush, 1925), Chaplin s’offre une image somptueuse, grandiose : une immense colonne de chercheurs d’or, au Klondyke, traverse la fameuse Chilkoot Pass, introduisant à une intrigue qui se circonscrira à trois ou quatre personnages et guère plus de décors. Le premier long métrage burlesque de Keaton, Les Trois âges (1923) est purement et simplement une parodie du film le plus cher jamais réalisé jusque-là, Intolérance, de David Wark Griffith (1916). Le Mécano de la General (1926) bénéficie d’une mise en scène (espace, figurants…) souvent digne des plus grandes superproductions.

La Croisière du Navigator est moins ambitieux et moins coûteux (les cannibales font pâle figure en regard des armées nordistes et sudistes du Mécano), mais Joseph Schenck ne lésine pas sur les frais. Les recettes que l’on peut légitimement escompter justifient ces dépenses auparavant réservées à des productions dramatiques, l’effet esthétique semblant superflu dans un film comique, voire incompatible avec le rire. Keaton est alors, avec Harold Lloyd, la star burlesque la plus cotée après Chaplin : ses longs métrages coûtaient “ de 200.000 à 220.000 dollars, soit vingt à trente pour cent de plus qu’un film dramatique de production courante. Ils rapportaient entre 1.500.000 et 2.000.000 de dollars, à peu près autant que les films de Harold Lloyd, mais beaucoup moins que ceux de Chaplin, dont les recettes montaient sans peine jusqu’à 3.000.000 de dollars ” (d’après Michel Denis, “ Buster Keaton ”, Anthologie du cinéma, éd. Avant-Scène du Cinéma, 1971).

En accord avec son associé, Keaton décide de l’achat du paquebot “ Budford ”, sans savoir à quel usage il le destine, invente (avec son équipe) le scénario et la majorité des gags, dirige la réalisation et le montage, indépendamment de la MGM qui le distribuera. En 1919, Charlie Chaplin, Mary Pickford, Douglas Fairbanks et David Wark Griffith – trois stars mondiales à l’initiative du grand spectacle hollywoodien – fondent les Artistes Associés (United Artists Corporation, qui distribueront trois films de Keaton entre 1926 et 1928) pour garantir leur indépendance face aux menaces de fusions (et d’hégémonie) des grandes compagnies. De nombreux acteurs et cinéastes disposent plus modestement de leur propre compagnie de production qui leur donne une totale ou relative liberté par rapport aux grands studios. Regroupements et transformations amèneront, à partir de 1925, la rationalisation de la production et une domination plus absolue que jamais des studios, qui – bien plus que le parlant proprement dit – mettra en quelques années un terme à l’esprit du burlesque. C’est en 1928 que Keaton signe le contrat qui le met sous la coupe de la MGM.

Outils

Bibliographie

Mémoires, Buster keaton, Ed. Atalante, 1984. Rééd. Seuil, 1987.
Buster Keaton : l'étoile filante, Olivier Mongin, Ed. Hachette, 1995.
Le regard de Buster Keaton, Robert Benayoun, Ed. Herscher, 1995.
Buster Keaton, Michel Denis, Ed. Anthologie du cinéma, 1976.
Buster Keaton, Marcel Oms, Ed. Premier plan n°31, 1964.
Keaton et compagnie, Jean-Pierre Coursodon, coll. Cinéma d'aujourd'hui, Ed. Seghers, 1973.
Buster Keaton, Ed. Universitaires, 1964.
Numéro spécial Cahiers du cinéma n° 86.

Le Burlesque ou Morale tarte à la crème, Peter Kral, Stock, 1984.
Les Burlesques ou Parade des somnambules, Peter Kral, Stock, 1986.
Sur le cinéma, James Agee, Cahiers du cinéma, 1991.

Vidéographie

Intégrale de ses courts métrages chez Arte Vidéo DVD. (Droits réservés au cercle familial)

Web

Site en anglais sur Buster Keaton www.busterkeaton.com