Synopsis
Iran, de nos jours. Heshmat est un mari et un père exemplaire mais nul ne sait où il va tous les matins. Pouya, jeune conscrit, ne peut se résoudre à tuer un homme comme on lui ordonne de le faire. Javad, venu demander sa bien-aimée en mariage, est soudain prisonnier d’un dilemme cornélien. Bharam, médecin interdit d’exercer, a enfin décidé de révéler à sa nièce le secret de toute une vie. Ces quatre récits sont inexorablement liés. Dans un régime despotique où la peine de mort existe encore, des hommes et des femmes se battent pour affirmer leur liberté.
Distribution
Kaveh Ahangar : Pouya
Mahtab Servati : Nana
Alireza Zareparast : Hasan
Shaghayegh Shoorian : Razieh
Baran Rasoulof : Darya
Mohammad Seddighimehr : Bahram
Shahi Jila : Zaman
Salar Khamseh : Salar
Darya Moghbeli : Tahmineh
Ehsan Mirhosseini : Heshmat
Mohammad Valizadegan : Javad
Générique
Titre original : شیطان وجود ندارد, Sheytân vodjoud nadârad (« Le diable n’existe pas »)
Titre français : Le diable n’existe pas
Titre international : There Is No Evil
Réalisation et scénario : Mohammad Rasoulof
Costumes : Afsaneh Sarfehju
Photographie : Ashkan Ashkani
Montage : Meysam Muini et Mohammadreza Muini
Musique : Amir Molookpour
Autour du film
Conte de la cruauté ordinaire
Découpé en épisodes indépendants, Le Diable n’existe pas propose quatre variations sur le thème de la peine de mort en Iran et s’intéresse notamment au profil des hommes en charge de son application. En évacuant presque totalement la mise en scène des exécutions elles-mêmes et en choisissant de se concentrer sur le dilemme moral rencontré par ceux que le gouvernement met à contribution, le plus souvent contre leur gré, Mohammad Rasoulof choisit d’explorer les démons de l’Iran contemporain à travers le prisme du fameux concept de « banalité du mal[1] » développé par Hannah Arendt en 1963. Le premier segment, le plus réussi, nous invite ainsi à suivre le quotidien en apparence très ordinaire d’un père de famille, le temps d’une journée rythmée par les trajets en voiture avec son épouse, les courses au supermarché ou encore une visite à sa mère. Au fil de discussions toujours plus prosaïques, Rasoulof ausculte sans en avoir l’air les contradictions inhérentes à la société iranienne : la place réservée aux femmes (le personnage de Razieh gère les finances du couple, mais peine à accéder au salaire de son mari), les rapports sociaux (Razieh reproche à Heshmat ses jugements hâtifs, mais ne cesse elle-même de colporter des ragots sur leur entourage), ou encore la distinction entre le bien et le mal (Heshmat refuse de laisser sa fille manger une glace qu’elle n’a pas payée, un choix éthique que la fin du segment rendra pour le moins dérisoire). À l’ouverture de ce premier épisode, située dans un parking souterrain, la lumière vacillante d’un néon révèle de manière subliminale la fragilité des fondements moraux sur lesquels repose ce quotidien réglé comme du papier à musique. Rasoulof filme ensuite régulièrement les feux rouges ou verts qui émaillent la ville (réverbères, feux de circulation, enseigne de pharmacie, radioréveil) comme autant de symboles discrets d’une bipartition entre bien et mal définitivement remise en cause par la révélation finale. Avant que n’intervienne cet effet de chute assez sinistre, c’est l’image de Heshmat arrêté au feu vert, littéralement figé sur place, qui donne le mieux à voir les effets dévastateurs de la tyrannie du pouvoir sur les individus qu’il soumet : au confort de la bipartition morale se substitue bientôt le trouble d’une absence totale de repères.
La suite est un lent mouvement vers une nature de plus en plus isolée, reflétant la marginalisation à laquelle sont condamnés les personnages de dissidents. Mais au-delà de cet exil forcé, directement figuré par la fuite en voiture d’un déserteur à la fin du deuxième segment, ce changement de décor traduit aussi l’évolution progressive du film vers un certain dépouillement et un ton plus apaisé. Un choix intéressant en ce qu’il double la charge politique d’une tonalité presque contemplative, mais qui dessert finalement le projet en révélant toujours un peu plus le caractère démonstratif de ces petits dispositifs narratifs minimalistes. Ce défaut est particulièrement sensible au début de la deuxième partie, qui tente de faire entrer toute la férocité du régime dans un huis-clos assez peu subtil. Six conscrits y débattent de la mission qui leur est confiée – participer à l’exécution de condamnés à mort –, mission que l’un d’eux s’obstine à refuser. Chacun énonce alors sa position sous la forme de maximes fatalistes (« Qu’elle soit juste ou pas, c’est la loi du pays, il en faut bien une »), de dilemmes percutants (« Je tuerai celui qui veut me faire tuer un autre ») ou de formules grandiloquentes (« Tu nous jetteras ton innocence à la figure »). Délaissant ce que la réflexion d’Arendt pouvait avoir de troublant, Rasoulof choisit un angle plus politique que philosophique et s’attarde sur les figures de résistants, au détriment de l’exploration des mécanismes du consentement amorcée dans le premier segment et prolongée, plus maladroitement, dans le troisième. Tout en continuant d’interroger, par son scénario, la porosité de la frontière entre bien et mal, Le Diable n’existe pas semble tourner le dos, dans sa mise en scène, à toute forme d’ambiguïté. À cet égard, le plan le plus révélateur est celui qui met face à face un conscrit en permission et la photographie d’un activiste mort pour ses idées. Plus tard, un autre plan saisit ce même conscrit en tenue de civil, au milieu d’une forêt, à côté de son uniforme étalé sur des branches comme sur un épouvantail. Deux exemples de la façon dont le film organise un peu trop schématiquement la figuration des concepts et la dissociation des postures morales : l’homme et sa fonction, la résistance ou l’acceptation.
Les fleurs du mal
Cette dernière alternative fait bien sûr écho à la situation de Rasoulof lui-même, déjà condamné à un an de prison en 2010 pour « propagande » anti-gouvernementale et dont l’éthique personnelle infuse à l’évidence le film, jusqu’aux répliques de certains de ses personnages (« ta force, c’est de dire non », peut-on entendre dans la troisième partie). Mais à cette dualité entre complices du régime et dissidents, on en préférera une seconde, moins évidente, qui découle de la première sans la recouper tout à fait : rester ou partir. À travers l’exil progressif des personnages du film, c’est la possibilité même d’exister en tant que cinéaste et de filmer la vie d’un pays qui semble posée. De ce point de vue, le quatrième segment, qui met en scène un homme malade et une adolescente (interprétée par la fille du réalisateur) liés par un lourd secret familial, intéresse moins par son suspense un peu forcé que par le regard mélancolique qu’il pose sur le paysage montagneux et désertique où les personnages se sont réfugiés. Ici, on discute du bonheur comme d’une réalité abstraite et sémantique (« Tu es heureux ? », demande la jeune fille. « Oui, comblé », lui répond l’ancien médecin, avant d’être repris par sa femme : « Non, tu es plutôt serein ») et on occupe son temps en produisant du miel. On est alors tenté d’identifier le réalisateur à cette figure d’apiculteur désabusé et les fragments qui composent Le Diable n’existe pas à ces fleurs que l’un des personnages baptise les « insensées », parce qu’elles poussent n’importe où et n’ont pas de saison.
Quoi qu’il en soit, malgré leurs limites respectives, ces quatre petits contes cruels parviennent assez bien à figurer le rôle central de la découverte du mal dans la société iranienne en la filmant comme un véritable rite de passage, aussi brutal qu’inéluctable. Au début du film, une petite fille gronde son père sur un ton espiègle : « Tu as menti, tu dois être puni ». Le dernier segment s’achève par un face-à-face entre une adolescente et un renard qui fait contrepoint à l’innocence de cette morale simpliste. La jeune fille et l’animal se fixent longuement du regard, comme pour décider qui des deux sera la proie, qui le prédateur. À travers cette allégorie d’une jeunesse traversée par l’intuition de la banalité du mal, Mohammad Rasoulof offre au spectateur l’un de ces moments de flottement moral que Le Diable n’existe pas ne réussit malheureusement à faire advenir que par intermittences.
Hugo Mattias
Critikat
Pistes de travail
Analyse de séquence
Cet extrait se penche sur la première partie du film. Qui est vraiment Heshmat, ce père de famille d’une quarantaine d’années ? Le réalisateur iranien instille le doute dans l’esprit du spectateur et joue avec la manière dont l’horreur peut se cacher dans la banalité du quotidien du protagoniste…
Le film s’ouvre sur un homme, la quarantaine passée. On vient de déposer dans le coffre de sa voiture, un mystérieux sac blanc, semblable à un cadavre. Il quitte un parking bétonné et froid dans de longs couloirs enrubannés, comme finalement on sortirait un mort des entrailles de la terre. Il a un visage fermé, comme ailleurs, égaré dans des pensées qui semblent lui échapper. La douleur s’étale sur cette figure, malgré les embouteillages et le bruit de Téhéran, la force de vivre de son épouse et la tendresse de sa fille. Les moments de la journée se passent les uns après les autres, comme s’il s’était extrait du quotidien, de la vie vécue, pour se perdre à jamais dans une dépression qui ne dit pas son nom. Le nouveau film de Mohammad Rasoulof, le formidable auteur de L’homme intègre, primé à juste titre au dernier festival de Berlin, est tout entier construit sur la volonté de filmer des personnages au bord d’un abîme invisible et indicible. Le réalisateur ne force pas sur les larmes, comme souvent le cinéma iranien a tendance à à le faire. Il accompagne ces gens ordinaires, sensibles, dans la continuité du quotidien qui incarne la puissance de leur désarroi, des gens qui n’ont rien de diabolique, mais que leur place dans la société iranienne soumet à une épreuve intérieure.
Le Diable n’existe pas est un chef-d’œuvre d’humanité, de poésie et de cinéma. Les quatre récits qui composent le long-métrage, sont intimement mêlés par la délicate question de la liberté de conscience et de la peine de mort en Iran. Ils semblent des apostrophes philosophiques et politiques, adressées à un pays qui ne se soucie plus depuis longtemps du droit de son peuple à penser le sens de la vie et la légitimité des lois. On tremble avec Rasoulof pendant tout le film, tant le courage de l’écriture prend toute la place sur l’écran. L’artiste raconte, dans une douceur troublante et un désir assumé de filmer, des écrins de vie, la privation de liberté qui étouffe la capacité des gens à réfléchir sur leurs actes et à se révolter contre l’inhumanité. Il y a certes beaucoup de personnages qui tentent de braver les interdits, mais il y a tous les autres, la majorité, qui subissent dans la douleur et la honte, le destin que les autorités leur assignent.
Mohammad Rasoulof brosse avec beaucoup de prudence et de nuance les nombreux thèmes qui traversent la question contemporaine de l’Iran. Le cinéaste ne choisit pas la tempête ou les cris pour dénoncer les dysfonctionnements de la société perse. Les décors magnifiques, le soin particulier apporté à la photographie, la nature, accompagnent les personnages dans leur tragique destinée, comme si l’auteur avait préféré à la dénonciation colérique et anarchique, la splendeur des paysages. L’esthétique de l’œuvre fait figure ici de rébellion, rajoutant au pouvoir magique du septième art à travers le monde. Le cinéaste parle des femmes. Elles habitent les quatre récits avec une dignité absolue. Si elles continuent de porter la domesticité, elles permettent aux hommes qui les entourent d’exprimer leurs trahisons intérieures et de se sauver des tourments où le régime iranien les enferme. Elles sont partout dans le récit, fortes et fragiles, intègres et vulnérables. Elles font le ciment entre les paroles qui se délitent. Elles redonnent à la liberté le nom qu’elle mérite.
Le Diable n’existe pas ne peut pas être considéré comme un film de plus sur nos écrans. C’est une œuvre immense qui doit nourrir nos réflexions sur l’état du monde, le sort réservé à la liberté de conscience, à commencer dans nos propres pays occidentaux où nombre d’électeurs voudraient céder à la facilité apparente du populisme. C’est une œuvre universelle écrite et filmée pour illustrer, à la surface du monde, le bien précieux que sont la vie, la liberté d’expression et de pensée, et le droit à l’intelligence.
Laurent Cambon
avoir-alire.com