Synopsis
Krimo, une quinzaine d’années, vit avec sa mère en banlieue ; son père, en prison, lui dessine des voiliers. Après sa rupture avec Magalie, Krimo retrouve Lydia, une amie d’enfance à qui il prête dix euros pour acheter son costume de théâtre. Cette dernière insiste pour qu’il l’accompagne : elle répète Le Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux avec Rachid et Frida. Sensible au charme de Lydia, Krimo troque quelques affaires avec Rachid, pour qu’il lui cède son rôle d’Arlequin, meilleur moyen d’approcher celle qui « fait battre son cœur ». Alors que Fathi essaie de le réconcilier avec Magalie, Krimo, bien en peine dans son rôle théâtral, ose demander à Lydia une aide particulière. Enfin seul avec la jeune fille, il tente « dans le feu de l’action » de l’embrasser, comme Arlequin chez Marivaux ; elle l’esquive, promettant une réponse plus tard
Générique
Réalisation, scénario : Abdellatif Kechiche
Adaptation, dialogues : Abdellatif Kechiche, assisté de Ghalya Lacroix
Image : Lubomir Bakchev
Montage : Ghalya Lacroix
Cadre : Sofian Elfani, Ghalya Lacroix
Son : Nicolas Washkowski
Sortie en salle: 7 janvier 2004
Format : couleur 35 mm, 1:1,85 ; Son, Dolby SR
Production : Lola films
Distribution : Rezo films
Durée: 1 h 59.
Interprétation
Krimo / Osman Elkharraz
Lydia / Sara Forestier
Frida / Sabrina Ouazani
Nanou / Nanou Benahmou
Fathi / Hafet Ben-Ahmed
Magalie / Aurélie Ganito
l’enseignante de français / Carole Franck
Zina / Hajar Hamlili
Rachid / Rachid Hami
la mère de Krimo / Meriem Serbah
Hanane / Hanane Mazouz
Slam / Sylvain Phan
Autour du film
Abdellatif Kechiche (La Faute à Voltaire) a construit son film en blocs compacts. En affrontements permanents. C’est à qui parlera le plus vite, gueulera le plus fort. La réunion de Marivaux et des gamins de la cité est, pour lui, une réflexion plaisante et passionnante sur le langage, mais aussi un moyen de montrer une violence masquée qui menace de s’embraser à la moindre étincelle. Dans cette mini-société close sur elle-même, donc hystérique, les alliances fluctuent au nom d’une morale, terrifiante dans sa rigueur : parce qu’elle n’a pas immédiatement accueilli ni rejeté Krimo, qui lui demandait de sortir avec elle, Lydia est accusée par ses copines d’être une fouteuse de merde, une « sans pitié ». Et le personnage le plus extravagant – le plus inquiétant aussi sous son apparente décontraction – c’est Fathi, le petit macho, qui met son grain de sel dans les affaires de cœur de son pote Krimo. Sous la constante tendresse du regard, la mise en scène est tendue comme un film qui menacerait à chaque instant de se rompre. On sent chez Abdellatif Kechiche – un peu comme chez Jacques Doillon, quand il filme les émois des Petits Frères ou les ados bourgeois du Jeune Werther – la volonté d’aller jusqu’au bout du paroxysme. D’exacerber le réalisme pour créer un monde troublant, à mi-chemin du reportage et de la fiction. A la frontière de la vérité et du conte. Alors, peu à peu, le sabir coloré des ados de banlieue s’harmonise avec les imparfaits du subjonctif de Marivaux.
En définitive, les uns et les autres ne font que parler d’amour. Même s’il est de plus en plus difficile de privilégier les sentiments dans une société où l’incompréhension rôde et où l’intolérance menace. Abdellatif Kechiche n’a rien d’un idéaliste ni d’un utopiste. Mais, avec l’aide de comédiens amateurs étonnants de vigueur et de fraîcheur (Sara Forestier est une étonnante Lydia, mais tous sont remarquables), il réussit l’alliance rare de la lucidité et de l’espoir. L’Esquive décrit, donc, le monde tel qu’il est et le rêve tel qu’il pourrait être. C’est, au sens le plus noble du terme, un film politique. Et un film politique superbe.
Pierre Murat / Télérama 2817, 10 janvier 2004
Pas si nombreux, les cinéastes français qui se collettent à la parole. Abdelatif Kechiche dont c’est le deuxième film (après La Faute à Voltaire) est de ceux-là : une parole verte, en sur-régime permanent, irrigue L’Esquive. S’aventurant sur le terrain délicat du « film-banlieue » Kéchiche décrit les atermoiements amoureux d’une galerie de personnages adolescents. … Idéalement, on situerait volontiers Kechiche quelque part entre Pialat (pour la violence des mots, l’irrésistible élan vitaliste de la parole) et Pagnol (cette même parole comme identification à une communauté : là la Provence, ici les cités). Loin d’un verbe exclusivement axé sur une pauvre sociologie descriptive (type La Haine), L’Esquive engendre un étrange ars poetica de la parole de banlieue. Qu’importe si le langage y est inventé ou authentique (vous avez dit « s’éventailler » ?) : un intense effet de réel naît de ces mots éructés, celui d’une langue obstinément vivante et polymorphe qui, loin de tout embaumement, de toute rigidité conservatrice dynamite la fine membrane séparant le parlé de l’écrit, le profane (la rue) du sacré (l’art). Glissement de territoire aussi, d’une langue symptôme à une langue des sentiments puisqu’elle est, dans son essence même, celle de l’amour, de l’amitié et plus généralement du vivre-ensemble, là où une écoute superficielle la verrait du côté de l’ordurier, de la haine ou du mépris. Pas question pour autant d’anesthésier la violence, le film de Kéchiche avançant dès l’entame, en équilibre précaire, sur la ligne de crête séparant la colère de l’hystérie destructrice. Pourtant, à mesure que le film progresse, loin de constituer un facteur de crispation où à l’inverse de s’apaiser, cette langue prend toute sa dimension socialisante. La pièce de Marivaux, que les adolescents répètent en classe, peut se lire comme une sorte d’outil pédagogique dans l’apprentissage des sentiments. Mais d’une autre manière, par leur caractère moraliste, les mots de Marivaux redoublent ceux des adolescents, comme pour mieux souligner la noblesse de leur parole qui à force de chercher, de piétiner, de jauger, de violenter l’Autre finit par le reconnaître, par comprendre les subtils chemins de l’amour. Dans le cas contraire il n’y a pas d’apprentissage. C’est le sens du destin de Krimo à l’intérieur du film qui à force de mutisme et de taciturnité, ne sachant pas donner la réplique correctement à Lydia, finira par s’exclure de lui-même de cette petite communauté. Le sens aussi de la scène du contrôle policier où il ne s’agit plus d’argumenter ni même de communiquer mais de se taire.
Car cette langue, cet argot qui se jouent toujours au risque de la caricature ou du folklore, voire même de l’artifice (c’est le propre d’un langage haut en couleur) est celle-là même qui appelle une réponse. Les mots et expressions parfois hurlés par les personnages ne sont jamais un point final, une volonté d’avoir le dernier mot mais une demande de réplique (comme on dirait une demande d’amour). Répliquer, bien ou mal, d’une façon cinglante ou maladroite, en s’énervant ou en calmant le jeu, mais répliquer. De là sans doute vient la puissance de cette leçon de vie dans la cité.
Jean-Sébastien Chauvin / Chronicart 7 janvier 2004
Outils
Web
Autour de L'Esquive, dialogue sur le langage des banlieues, dialogue entre Cécile Ladjali, professeur, et Abdellatif Kechiche, réalisateur.
Entretien avec le réalisateur - sur le site des Inrockuptibles
Rencontre avec le réalisateur autour de sa carrière - Sur le site de Télérama
Entretien - sur le site de la Cité Nationale de l'Histoire de l'Immigration
Critikat - "L'Esquive, l'autre visage de la banlieue", critique de Clément Graminiès
Article des Cahiers du cinéma - "Retour sur un film dont on parle", par François Bégaudeau (document imprimable)
Revues
Cahiers du cinéma n° 586, janvier 2004, "Cité dans le texte", par Jean-Philippe Tessé
Positif n°515, p. 43
Synopsis n° 33, septembre-octobre 2004, "Le monde selon Sara", par Delphine Pardo