Freaks, la monstrueuse parade

États-Unis (1932)

Genre : Comédie dramatique

Écriture cinématographique : Fiction

Archives LAAC, Lycéens et apprentis au cinéma 2009-2010

Synopsis

Un bonimenteur présente des phénomènes de foire ; il s’approche d’un box et conte la destinée de la créature qui s’y tient. Flash-back. Hans et Frieda, un couple de nains du cirque de Madame Tetrallini, assiste au spectacle. Hans est fasciné par Cleopatra, la trapéziste ; il n’aura désormais qu’un souhait : la conquérir. De son côté, Cleopatra s’éprend d’Hercules, l’athlète. La vie du cirque suit son cours : les sœurs siamoises s’apprêtent à se marier, la femme à barbe accouche d’une fille, Phroso le clown élabore de nouveaux tours… Apprenant la fortune de Hans, Cleopatra décide de l’épouser. Durant le repas de noces, la trapéziste et l’athlète empoisonnent le nain et l’humilient avant d’insulter l’ensemble des phénomènes. Ces derniers décident d’intervenir.

 

Générique

Titre original : Freaks
Réalisation : Tod Browning
Scénario : Willis Goldbeck, Leon Gordon, Edgar Allan Woolf, Al Boasberg d’après le roman Spurs de Tod Robbins
Image : Merritt B. Gerstad
Musique : Gavin Barns
Montage : Basil Wrangell
Son : Douglas Shearer
Directeur artistique :Cedric Gibbons, Merrill Pye
Assistant-réalisateur : Errol Taggart
Production : MGM – Metro-Goldwyn-Mayer
Producteur : Harry Sharrock, Tod Browning, Irving Thalberg, Dwain Esper
Distribution : Les Grand films classiques
Format : 35mm, noir et blanc
Durée : 1h04
Interprétation
Wallace Ford / Phroso
Leila Hyams / Venus
Olga Baclanova / Cléopâtre
Roscoe Ates / Roscoe
Henry Victor / Hercule
Harry Earles / Hans
Daisy Earles / Frieda
Rose Dione / Madame Tetrallini
Daisy Hilton / une soeur siamoise
Violet Hilton / une soeur siamoise
Jenny Lee Schlitze / une des deux filles à tête d’oiseau
Elvira Schlitze / une des deux filles à tête d’oiseau
Josephine Joseph / Snow, l’hermaphrodite
Johnny Eck / l’homme-tronc
Frances O’Connor / la Vénus de Milo
Peter Robinson / l’homme squelette
Olga Roderick / la femme à barbe
Elizabeth Green / la femme cicogne
Prince Randian / l’homme-torse
Angelo Rossitto / le nain Angelo
Minnie Woolsey / Koo Koo, la femme oiseau
Edward Brophy / un frère Rollo
Matt McHugh / un frère Rollo

Autour du film

Tod Browning est le cinéaste de la révélation : il nomme constamment ce qu’il montre. Dès le commencement du film, avant même que l’intrigue ne soit nouée, il en met en scène les éléments clés.

Outre le report pour le spectateur du film de la vision de Cleopatra devenue un phénomène au centre d’une exhibition, il débute le flash-back par un plan de la trapéziste en piste auquel il fait succéder un plan présentant Hans et Frieda. Lors de cette première apparition, les deux nains se tiennent côte à côte, mais ils sont d’ores et déjà séparés par la présence dans le hors champ de la trapéziste, au centre des regards de Hans comme des paroles qu’ils échangent. L’espace qui les isole alors l’un de l’autre, aussi infime soit-il, ne va pas cesser de croître et il symbolise la distance affective qui existe désormais entre eux : il faut attendre la toute fin du film pour qu’ils se touchent et soient unis. Dès ces premiers plans, la mise en scène suggère que l’histoire contée en est une de séparation, voire de déchirure.

Plus largement, l’un des principaux enjeux du récit comme de la mise en scène est la compatibilité des corps. Les différents corps en présence peuvent-ils coexister au sein d’un même espace, dans un même plan ? Si oui, comment et qu’est-ce que cela implique ?

La compatibilité des corps

Dans la première partie du récit, les phénomènes sont le plus souvent montrés partageant le plan avec d’autres membres du cirque. Ces derniers sont principalement Madame Tetrallini, Phroso et Venus, soit les personnages empathiques qui s’ouvrent à eux, sont témoins de leurs joies comme de leurs peines. À plusieurs reprises, les frères Rollo se tiennent à proximité des phénomènes et font office de bonimenteurs, présentant Josephine Joseph puis, indirectement, Randian (l’homme-tronc) allumant sa cigarette et Frances (la femme sans bras blonde) mangeant et buvant avec ses pieds. Face à Randian ou Frances, ils tiennent des propos destinés à se mettre en valeur, mais ces paroles peuvent s’appliquer aux actes qu’effectuent alors, dans le plan, chaque phénomène. La coexistence au sein du plan est donc ici utilitaire : elle possède une fonction signalétique. Mais comme l’a judicieusement souligné Serge Daney : « À partir du moment où “hommes” et “monstres” peuvent partager un plan, ils n’en sont plus vraiment, ce qui les unit est plus fort que ce qui les sépare (au point que la monstruosité, Browning devra la réintroduire, en même temps que la fiction, et par elle) .»

Le cinéaste réintroduit effectivement la monstruosité physique en donnant corps à la monstruosité morale de Cleopatra et d’Hercules. Ceux-ci partagent véritablement le plan avec les monstres, dans la deuxième et la troisième partie, à partir du moment où ils deviennent « l’un des leurs ». Pendant le repas de noces, la trapéziste et le colosse sont le plus souvent saisis attablés, cadrés au-dessus de la taille, la partie inférieure de leur corps laissée hors champ ; c’est justement celle-ci dont sera finalement privée Cleopatra et qui sera neutralisée chez Hercules. En rejetant l’invitation des monstres et en les poussant à quitter la table puis le champ, la trapéziste et l’athlète refusent toute compatibilité entre leurs corps et ceux des monstres. Ces derniers changent alors d’attitude et s’invitent dans les plans consacrés à Cleopatra ou Hercules, passant de plus en plus près de leurs corps, les cernant, se plaçant à proximité de la roulotte de la trapéziste, se tenant dans celle de Hans… Les regards des phénomènes sont placés au centre de ces plans – le plus souvent muets et très courts –, encadrés et mis en valeur par la lumière ou l’obscurité – qui élude les autres parties des corps – et ils fixent Cleopatra et/ou Hercules. Le plus souvent, les yeux des phénomènes semblent vides de points de vue, mais le simple acte de fixer porte la condamnation sur les deux intrigants et transforme leur regard.

Pour saisir la compatibilité des corps, Browning privilégie les plans plutôt serrés (du plan moyen au gros plan) filmés frontalement. Il utilise parfois de brefs mouvements de caméra afin de suivre un personnage et de le rapprocher d’un autre. Cette mise en scène est accentuée à la fin du film lorsque les phénomènes se tiennent sous une roulotte, puis poursuivent Hercules à terre : la caméra est alors placée à hauteur de nain. La mise en scène, plus que jamais au service des phénomènes, montre comment ils retournent finalement la situation : Cleopatra et Hercules ont rejeté toute compatibilité avec leurs corps, ils ont voulu voir en eux des bêtes, ceux-ci se mettent alors à ramper jusqu’à entraîner le couple dans l’animalité et la monstruosité (Hercules se traîne à terre, Cleopatra devient une femme-canard). Oui, le film bascule alors dans l’épouvante.

Vidéos

Freaks, la monstrueuse parade

Catégorie :

La première rencontre entre Hans et Cleopatra (00:01:43 – 00:04:27 (chapitre 1 du DVD)

 

« Freaks s’ouvre sur l’un des regards les plus lourds de conséquences de l’histoire du cinéma, celui de la trapéziste Cléopâtre à Hans, le nain »
— Jean-Pierre Oudart, « Humain, trop humain », Cahiers du cinéma, n°210, mars 1969

 

1. Fondu enchaîné. Plan américain filmé en contre-plongée de Cleopatra effectuant son numéro ; assise sur son trapèze, elle se balance légèrement, et regarde, en souriant, sur le côté et vers le bas, en direction du hors champ, manifestement vers les spectateurs puis finalement vers l’endroit où se tiennent, au plan suivant, Hans et Frieda.
Cleopatra est d’ores et déjà présentée comme une créature des airs et comme une séductrice, caractéristiques que le film ne va pas cesser de développer.

 

2. Plan américain des nains Hans et Frieda. Debout entre deux pans de chapiteau, ils se tiennent à celui-ci et regardent le numéro de Cleopatra qui se déroule hors champ. Frieda, la première, commente ce qu’ils voient, exprimant sa fascination : « Elle est superbe, tu ne trouves pas, Hans ? » ; la réponse de son fiancé ne se fait pas attendre : « Je n’ai jamais vu grande femme plus belle. » Frieda réagit vivement à ces propos, dit qu’elle devrait être jalouse. Hans baisse pour la première fois ses yeux et regarde sa bien-aimée : il balaie la remarque de celle-ci d’un mouvement de la main et lui rétorque : « Ne dis pas de sottises. » Frieda justifie alors sa réaction en expliquant qu’elle en a vu « de ces femmes faire les doux yeux » à son Hans et, d’un ton qui suggère le contraire, elle ajoute qu’elle n’est pas jalouse. Hans arrête de regarder en l’air et se tourne vers Frieda, ce de manière plus prononcée que la première fois. Le couple échange alors un regard assez long et Hans tente de rassurer sa bien-aimée (« Frieda, ma chérie. Je n’ai d’yeux que pour une femme : celle à qui j’ai demandé d’être ma femme. »), puis il effectue une révérence avant de regarder de nouveau vers le hors champ ; sa dernière phrase revêt alors un autre sens : elle suggère qu’il va épouser Cleopatra puisqu’il n’a manifestement d’yeux que pour elle.
Lors de cette première apparition, Hans et Frieda se tiennent dans un entre-deux : entre la piste et les roulottes, le spectacle et ses coulisses… leur amour encore présent et leur désunion à venir. Surtout, le couple est déjà présenté comme séparé physiquement : il manque un lien entre eux, quelque chose qui les rassemble véritablement. Hans a beau saluer Frieda de tout son corps, c’est le futur couple Hans – Cleopatra qui est d’ores et déjà suggéré ici. Si Frieda détourne très rapidement les yeux du hors champ, Hans reste tourné vers celui-ci, apparaissant presque toujours de face, le regard concentré sur l’illusoire.

 

3. Plan de demi-ensemble de la piste de cirque : Cleopatra termine son numéro. Debout sur son trapèze, elle effectue plusieurs tours autour de l’axe auquel celui-ci est accroché. Fondu enchaîné.

 

4. Plan américain : sur la piste de cirque, Hercules effectue son numéro dans lequel il terrasse un taureau. Derrière l’athlète est aperçue une partie du public.
Le fondu enchaîné qui lie les plans 3 et 4 place, par la surimpression, Cleopatra sur le corps d’Hercules. Le montage unit ainsi d’ores et déjà deux corps qui se rencontrent et se séduisent quelques minutes plus tard ; il suggère donc une liaison affective et physique à venir. Par ailleurs, en liant les corps de Cleopatra et d’Hercules entre deux plans mettant en scène Hans et Frieda, ce fondu enchaîné indique qu’Hercules va faire écran à la relation entre Cleopatra et Hans et annonce la formation d’un couple à trois.
Cette première vision d’Hercules est à rapprocher de celle finale : un homme blessé rampant à terre, attaqué et poursuivi par les phénomènes. Au fil du récit, il passe donc de l’homme terrassant un animal à la bête traquée par des humains qu’il a eu tort de considérer, notamment, comme des animaux.

 

5. Reprise du cadre du plan 2 : Hans et Frieda se tiennent toujours côte à côte. Dès le début du plan, Frieda est appelée par son palefrenier ; les deux nains se retournent en direction des coulisses, mais, très vite, Hans regarde de nouveau du côté de la piste, tandis que Frieda l’che la toile du chapiteau et se dirige vers le palefrenier. Un travelling avant permet de la suivre qui rejoint son poney et il est finalement couplé à un panoramique qui resserre le cadre sur Frieda et son animal ; ces mouvements de caméra excluent Hans du plan. L’écuyère vérifie la sangle de son poney, parle au palefrenier et se retourne finalement.
En se rendant dans les coulisses, Frieda laisse le champ libre à l’arrivée, au plan suivant, de Cleopatra. Dès lors, entre les deux nains, rien ne sera plus comme avant.

 

6. Plan moyen : Hans, désormais seul, est du côté des coulisses. Il l’che les deux pans du chapiteau et recule pour laisser passer Cleopatra qui sort de piste. Celle-ci tient l’un des pans du chapiteau, se retourne et regarde toujours en direction du spectacle, tout en se tenant du côté des coulisses. Elle ne paraît pas remarquer Hans qui est tout près d’elle et la dévisage de la tête aux pieds.

 

7. Plan rapproché de Cleopatra : elle tourne sa tête et paraît surprise, manifestement d’apercevoir Hans qui se tient hors champ.

 

8. Plan rapproché de Hans : il bascule doucement sa tête de gauche à droite et regarde d’un air gourmand, empli de désir, Cleopatra qui se tient hors champ.

 

9. Reprise du cadre du plan 7 : Cleopatra sourit, se tourne lentement vers le chapiteau et ne l’che celui-ci que pour saisir sa cape qu’elle commence à retirer de ses deux mains.

 

10. Reprise du cadre du plan 6 : Cleopatra l’che sa cape, ressaisit les deux pans du chapiteau et regarde vers la piste. Hans ramasse au sol la cape et la présente à la trapéziste.
Ayant remarqué l’intérêt que lui porte Hans, Cleopatra se joue de lui en effectuant un effeuillage, certes minimaliste, mais tout à fait efficace : en lui tendant la cape, Hans montre déjà qu’il est prêt à se mettre à son service, à devenir une marionnette manipulable à loisir.

 

11. Plan américain : Frieda est assise sur son poney. Apparaissant de face, elle affiche un air sombre et regarde la scène qui se déroule hors champ ; sa fascination pour Cleopatra est bien loin !
Frieda est désormais une spectatrice : du jeu de séduction de Cleopatra à l’égard de Hans comme, plus largement, de la vie de son bien-aimé. Elle occupera cette position jusqu’à la fin du récit et ses retrouvailles avec Hans.

 

12. Reprise du cadre des plans 6 et 10 : Cleopatra se tourne vers Hans en souriant, joue la surprise, s’arrête un instant, puis pivote sur ses jambes et se penche légèrement en arrière afin de présenter son dos au lilliputien qui tient sa cape et la regarde également le sourire aux lèvres.

 

13. Reprise du cadre des plans 7 et 9 : Cleopatra finit de se retourner et sourit largement en laissant s’échapper un petit rire.
Il y a manifestement ici la volonté d’effectuer un raccord mouvement, de lier les plans 12 et 13 par le retournement de Cleopatra, mais cela conduit à un faux raccord : Cleopatra avait déjà fini de se retourner au plan précédent. Cependant, symboliquement, ce faux raccord se marie bien avec le petit rire de Cleopatra, sorte de mauvais (r)accord dans le jeu de la trapéziste qui a pour conséquence, au plan suivant, de rompre provisoirement le charme de Hans.

 

14. Reprise du cadre du plan 8 : Hans affiche un regard sombre et baisse ses mains (qui tiennent la cape) ; il demande à Cleopatra s’il la fait rire.
Ce plan est le seul du film dans lequel Hans, avant d’avoir finalement les yeux ouverts par le repas de noces, envisage que Cleopatra se moque de lui.

 

15. Reprise du cadre des plans 7, 9 et 13 : Cleopatra se tourne vers Hans et – feignant la ? – surprise dit à Hans qu’elle ne rit pas de lui.

 

16. Reprise du cadre des plans 8 et 14 : Hans, le regard toujours sombre, dit qu’il est heureux que Cleopatra ne se moque pas de lui et lorsqu’elle lui demande pourquoi elle rirait de lui, il répond : « Les grands rient de moi. Les petits n’éprouvent rien, selon eux. »
Dès le début du film, il est donc question de la moquerie supposée de Cleopatra à l’égard de Hans. Celui-ci paraît ici clarifier la situation, mais il n’en est rien : ayant compris l’importance du désir qu’elle suscite chez lui, Cleopatra ne cessera pas de se jouer du nain avant de le manipuler davantage lorsqu’elle apprendra l’existence de sa fortune. Les moqueries à venir de Cleopatra, notamment lors du repas de noces, sont donc déjà en germes ici.

 

17. Reprise du cadre des plans 6, 10 et 12 : Cleopatra se baisse à hauteur de Hans. Ce dernier place la cape sur les épaules de la trapéziste et celle-ci retient ses deux mains, le remercie, ferme ses yeux et colle sa tête contre la sienne, ce qui n’empêche pas Hans de continuer d’afficher un regard sombre.
Un travelling avant permet de se rapprocher et de resserrer le cadre (celui-ci passe du plan moyen au plan américain) autour des deux personnages et sur ce qui est alors en train de se dérouler : un jeu de séduction outrancier proposé par Cleopatra et accepté par Hans.

 

18. Plan américain : assise sur son poney, Frieda regarde en direction du hors champ. Le regard toujours noir, elle bouge légèrement sa tête et effectue une moue de dégoût. La voix de Cleopatra se fait entendre : « Vous êtes si gentil, monsieur. »

 

19. Reprise du cadre de la fin du plan 17 : Dès le commencement du plan, Cleopatra regarde vers sa gauche, en direction du hors champ, de Frieda. Elle se relève et un panoramique bas-haut suit son mouvement. Elle quitte Hans (qui a retrouvé son sourire fasciné), se dirige vers le hors champ et rejoint Frieda assise sur son poney ; un panoramique gauche-droite permet de suivre son déplacement. Arrivée devant l’écuyère naine, elle en touche le tutu mais celle-ci lui demande fermement de ne pas le faire tout en la repoussant de sa main droite. Des coups de sifflet se font entendre ; Frieda fait alors signe à son palefrenier d’avancer et elle sort du plan en passant devant Cleopatra. Celle-ci sourit davantage, manifestement amusée, et regarde Frieda s’éloigner.

 

20. Reprise du cadre des plans 17 et 19 : Frieda quitte les coulisses sur son poney en s’engouffrant à travers les deux pans du chapiteau. Elle passe devant Hans qui la regarde – avant de finalement tourner sa tête – et elle ne cesse de fixer, d’un regard toujours aussi sombre, en direction du hors champ, là où se tient Cleopatra.

 

21. Reprise du cadre de la fin du plan 19 (mais le plan américain est ici légèrement plus serré) : Cleopatra continue de regarder en direction du hors champ. Elle retourne finalement vers celui-ci ; face au nain, elle se baisse de nouveau et lui propose de venir la voir afin de prendre l’apéritif, puis elle lui pince affectueusement la joue droite ; un panoramique droite-gauche permet de saisir sa marche, puis un panoramique haut-bas la suit se baissant. Tout sourire, Hans la salue en la remerciant – alors qu’elle quitte le champ -, réajuste sa veste, saisit les deux pans du chapiteau, se retourne et regarde en direction du hors champ où doit se tenir Cleopatra, puis il s’engouffre entre les deux pans du chapiteau et rejoint probablement la piste.
Ce plan est le premier dans lequel Cleopatra traite Hans comme un enfant (elle lui pince la joue) et cette attitude de la trapéziste s’accentue au cours du récit.
Par ailleurs, en se baissant une nouvelle fois pour se mettre à la hauteur de Hans, Cleopatra lui fait croire qu’elle s’adapte à lui alors qu’elle l’entraîne encore davantage dans son jeu. Mais cette position va s’imposer à Cleopatra : comme elle refuse d’appartenir à la tribu des phénomènes par l’union et en devient un par la violence (d’une tempête… ou des phénomènes), elle est en définitive contrainte à quitter son trapèze pour le sol ; devenue femme-canard, elle est exhibée dans un box (où elle est filmée en contre-plongée). Ainsi, simuler l’empathie avec le nain la conduit finalement à être irrémédiablement ramenée à la hauteur de celui-ci.

 

22. Cleopatra regarde en direction du chapiteau, puis se retourne, visiblement satisfaite : d’avoir propulsé Hans et Frieda dans son jeu ? Fermeture au noir.
Derrière Cleopatra apparaissent trois clowns qui se dirigent vers le chapiteau et s’y engouffrent. Plusieurs plans de cette séquence et bien des plans du film contiennent des personnages qui apparaissent dans la profondeur du champ, évoquant des numéros non aperçus à l’écran ou certains aspects de la vie dans les coulisses du cirque.
Avec ce plan se termine la musique, assez vive, entendue durant toute cette séquence.

Pistes de travail

Le titre du film : Freaks

Il paraît important de préciser d’emblée la justesse du titre du film, comme son aspect programmatique : en énonçant le contenu de manière directe et concise, le titre Freaks a un fort pouvoir évocateur et fait particulièrement corps avec le film. Au sein de celui-ci, le terme employé pour désigner les phénomènes est parfois « monsters », mais le mot « freaks » est entendu plus d’une fois. Il atteint toute sa force quand les phénomènes souhaitent faire de la trapéziste l’une des leurs : Cleopatra crie trois fois de suite le mot « freaks », lui conférant une importance majeure – dont la traduction ne rend pas totalement compte (« Vous ! Sales monstres ! Monstres ! Monstres ! Allez-vous-en ! »). L’acrobate n’est aperçue qu’une seule fois disant ce mot, les deux autres où elle le lance étant consacrées au contrechamp des phénomènes attablés, plans qui entérinent la double attache du mot et justifient pleinement le titre du film. Le titre possède donc une double nomination, l’une diégétique – elle concerne un élément du spectacle au sein du film – et l’autre extradiégétique : le film comme spectacle. L’utilisation du terme « freaks » à l’intérieur de la diégèse permet de signifier au spectateur qu’il n’y a pas d’écart entre ce qu’annonçait le titre et ce qui se déroule effectivement.

L’adaptation

Freaks est inspiré du récit Spurs de Clarence Aaron “Tod” Robbins publié dans Munsey’s Magazine en février 1923. Cette nouvelle conte l’amour fou éprouvé par le nain Jacques Courbé pour la belle écuyère Jeanne Marie, déjà en couple avec son partenaire Simon Lafleur. Lorsqu’il hérite d’une grande ferme, Jacques Courbé propose immédiatement à Jeanne Marie de l’épouser. Celle-ci accepte, pensant qu’il va mourir rapidement, qu’elle pourra bénéficier de son héritage et vivre pleinement son amour avec Simon Lafleur. Jeanne Marie humilie son mari dès le jour de leurs noces : « je pourrais porter mon petit macaque d’un bout à l’autre de la France ! », dit-elle. Jacques Courbé la prend au mot et fait de cette moquerie initiale un programme quotidien : il l’oblige à le porter sur ses épaules chaque jour et à arpenter ainsi certaines routes de France.

Histoires de couples

Dans Spurs, le couple formé par Jeanne Marie et Simon Lafleur est posé dès le début du récit. Après le mariage de l’écuyère avec Jacques Courbé, Jeanne Marie et Simon Lafleur espèrent se retrouver au plus vite, une fois le nain décédé, mais ce n’est qu’un an après le mariage qu’ils se revoient et l’écuyer ne reconnaît d’abord pas son ancienne partenaire. Dans Freaks, Hercules est en couple avec Venus qui le quitte ; l’athlète rencontre alors Cleopatra qui le séduit d’emblée. Contrairement au couple Jeanne Marie – Simon Lafleur, celui formé par Cleopatra et Hercules perdure après le mariage de la trapéziste et met en œuvre son plan dès le repas de noces – Hercules fait signe à Cleopatra d’empoisonner Hans. Au commencement de la nouvelle, Jacques Courbé a pour seul compagnon son chien Saint-Eustache avec lequel il constitue un duo particulièrement soudé, sur la piste comme dans les coulisses. Saint-Eustache déteste d’emblée Jeanne Marie et lui montre les crocs. Au début du film, Hans est en couple avec Frieda, naine comme lui ; ils regardent ensemble le numéro de trapèze de Cleopatra et Frieda exprime sa fascination pour l’acrobate, avant d’afficher rapidement un air dur lorsqu’elle aperçoit le jeu de séduction de Cleopatra à l’égard de Hans. Dans les deux œuvres, le ou la partenaire voit la jeune femme comme une concurrente dès son apparition devant le nain. Si Saint-Eustache est le principal instrument de la vengeance de Jacques Courbé, Frieda, contrairement aux autres phénomènes, ne participe pas à celle de Hans. Hans et Frieda forment d’abord un couple, mais celui-ci est, dès sa première apparition, présenté comme posant problème.

Une construction similaire

La nouvelle et le film comportent trois parties au déroulement assez proche. La première partie pose le décor, présente les personnages et introduit d’ores et déjà la fascination du nain pour une artiste du cirque. Cette partie est la plus courte dans la nouvelle, la plus longue dans le film (elle dure trente sept minutes). Dédiée au repas de noces, la deuxième partie est assez développée dans la nouvelle et courte dans le film (d’une durée de huit minutes). Dans les deux œuvres, elle constitue un tournant : une mise en lumière de la monstruosité de Jeanne Marie et de Simon Lafleur (dans la nouvelle) et de Cleopatra et d’Hercules (dans le film) qui ouvre les yeux du nain. La troisième partie est le lieu d’un retournement de situation et d’une vengeance : celle du nain dont la jeune femme et son amant se sont joués. Si cette partie est la plus développée dans la nouvelle, elle est assez courte dans le film (elle dure près de douze minutes).

De quelques divergences

La première partie de la nouvelle s’attache uniquement à Jacques Courbé et à sa fascination instantanée pour Jeanne Marie. Dans le film, outre la rencontre entre Hans et Cleopatra et la mise à l’écart de Frieda, cette partie est l’occasion d’une présentation (collective ou individuelle) de la plupart des phénomènes. Dans les deux œuvres, la deuxième partie met en scène l’humiliation du nain et sa fin annonce ce qui va se dérouler dans la troisième partie : la vengeance du nain. Dans Spurs, c’est avec le repas de noces qu’a lieu la première description, féroce, des phénomènes. Dans Freaks, l’humiliation du nain devient celle des autres phénomènes quand la trapéziste les insulte tous par ses mots comme par ses gestes : elle vide sur eux la « Coupe d’amour » (« Loving cup »). La troisième partie est très différente d’une œuvre à l’autre. Dans la nouvelle, un an a passé entre la deuxième partie et celle-ci dans laquelle ont lieu les retrouvailles entre Jeanne Marie et Simon Lafleur. L’écuyère n’est plus que l’ombre d’elle-même et elle raconte à son ancien partenaire ce qui l’a conduite dans cet état avant que Jacques Courbé n’arrive, chevauchant son fidèle chien, et ne tue Simon Lafleur. Dans le film, le passage de la deuxième à la troisième partie est progressif : la scène qui suit le repas de noces débute dans la roulotte de Cleopatra, évoque l’absurdité du mariage qui vient d’être célébré et commence à mettre en scène le regard scrutateur des phénomènes. L’ellipse temporelle est ici réduite à seulement huit jours. Par ailleurs, la vengeance de Jacques Courbé est individuelle – il est aidé seulement par son chien -, mais celle de Hans est collective : plusieurs phénomènes l’assistent.

Une différence de fond

Ainsi, l’histoire sentimentale de Jacques Courbé et le sadisme qui en découle sont au centre de Spurs : ce récit est d’abord celui d’un couple singulier, de sa constitution artificielle, de ses tenants et de ses aboutissants. Cela est présent dans le film, mais de manière secondaire : Freaks montre des couples qui se forment et se séparent, mais s’attache surtout à une communauté (celle du cirque) et à une tribu (celle des phénomènes). Comme le suggère son titre, son sujet principal est l’existence des monstres, que leur monstruosité soit physique (les phénomènes de foire) ou morale (Cleopatra et Hercules). Le coup de foudre du nain pour la trapéziste permet au cinéaste d’effectuer une peinture de la vie quotidienne des phénomènes. Cette différence majeure court tout au long des deux œuvres : les phénomènes de Spurs sont grotesques, se jalousent, se battent entre eux et la fureur froide générée par les agissements de la belle et de son amant est individuelle ; les monstres de Freaks ne font finalement qu’un derrière Hans, portant une colère collective.

L’animalité : Cleopatra, femme-oiseau

L’animalité est l’un des motifs récurrents de Freaks. Parmi les nombreux éléments qu’il est possible de relever, nous nous proposons de s’attacher à ceux qui établissent un lien entre Cleopatra et un oiseau. La trapéziste s’habille comme une pie et en possède certaines caractéristiques : peau blanche, costume noir, elle jacasse, apprécie ce qui brille, est oiseau de mauvais augure… Dans son introduction, le bonimenteur précise qu’elle était nommée « The peacock of the air », expression traduite dans le sous-titre français par « l’oiseau de Paradis » mais qui signifie littéralement « le paon des airs ». La comparaison entre Cleopatra et l’oiseau de paradis peut se justifier par leur présence commune au sol comme dans les airs, mais également par les habits de Cleopatra qui ressembleraient au plumage du paradisier mâle qui possède sur ses flancs des plumes colorées, celles-ci étant représentées par la ceinture de couleur – apparemment – vive que Cleopatra porte à sa taille sur son costume de scène ou par la robe de chambre – manifestement – colorée qu’elle revêt dans sa roulotte. Le rapprochement avec le paon mâle est peut-être plus judicieux. Lorsque Cleopatra sort du chapiteau et rencontre Hans pour la première fois, un bandeau qui entoure sa tête évoque l’aigrette en couronne du paon et le col de sa cape se déploie derrière sa tête comme l’éventail que peuvent former les plumes de l’animal lorsqu’il fait la roue. Ces comparaisons ne peuvent être menées qu’avec les oiseaux de paradis et les paons mâles, conférant à la trapéziste une certaine masculinité. Cette métaphore du paon contamine également Hans qui est conduit à faire la roue devant Cleopatra, étalant ses richesses comme autant de plumes. Pendant le repas de noces, quand la tribu des phénomènes s’apprête à accepter Cleopatra en son sein, Hercules dit en riant à celle-ci : « Ils vont te faire l’une des leurs… mon paon ! », phrase qui arrête net le rire de la trapéziste, son visage annonçant celui qu’elle aura après sa transformation. En refusant d’entrer dans la tribu des phénomènes, Cleopatra provoque ces derniers qui, métaphoriquement, lui retirent son déguisement et révèlent sa véritable nature d’oiseau. Elle devient alors un oiseau marqué par le poids de son corps et par l’attraction de la terre, un hybride plus proche du canard ou de la poule que de l’humain. En tombant, Cleopatra gagne des plumes – seul attribut qui peut désormais l’assimiler à l’idée de paradis – dont certaines forment une queue avec laquelle il n’est plus question de faire la roue ; par ailleurs, le chignon qu’elle porte désormais sur sa tête n’évoque plus une aigrette. D’un volatile des cieux, Cleopatra en est devenue un lié à la terre. En définitive, être un « oiseau de paradis », cela doit être agréable, mais le paradis a un coût : il nécessite que l’on meure un tant soit peu.

Boris Henry le 25 août 2009

Expériences

Un cinéaste dont l’influence est grande

À plusieurs égards, l’œuvre de Tod Browning peut être perçue comme une sorte de corps originel qui a marqué l’histoire du cinéma, cinéastes et films. Elle sert ainsi parfois d’étalon pour mesurer celle d’autres cinéastes ou certains de leurs films, en particulier liés au fantastique : Rupert Julian, Lambert Hillyer et sa Fille de Dracula (Dracula’s Daughter, 1936), Erle C. Kenton et son Île du docteur Moreau (Island of Lost Souls, 1933), Jack Arnold, George Pal, Terence Fisher… Lorsqu’un film est situé dans un cirque avec des monstres ou qu’il véhicule une étrangeté monstrueuse, il est fréquemment comparé à ceux de Tod Browning et en particulier à Freaks.

Certains films font directement allusion à ceux de Browning : il est question de L’Inconnu (The Unknown, 1927) dans La femme d’à côté (1981) de François Truffaut, de Freaks dans The Player (1992) de Robert Altman et dans Scarlet Diva (2000) d’Asia Argento, de Londres après minuit dans The Aviator (Aviator, 2004) de Martin Scorsese. She Freak (1967) de Byron Mabe et Freaked (1993) de Tom Stern et Alex Winter seraient inspirés de Freaks et il en irait de même de Flora Plum de Jodie Foster – annoncé depuis des années, ce film devrait désormais bientôt voir le jour. Quant au Charlatan (Nightmare Alley, 1947) d’Edmund Goulding, son histoire, son sens de l’étrange, son travail autour de la foire et de l’artifice évoquent inévitablement les films de Tod Browning et en particulier Le Club des trois (The Unholy Three, 1925), La Morsure (The Show, 1927) et Freaks.

Il existe par ailleurs de nombreux points communs entre l’œuvre de Tod Browning et celle d’Alfred Hitchcock, mais, par leurs préoccupations ou les figures qu’ils convoquent, d’autres cinéastes paraissent également être assez proches de cet univers : qu’il s’agisse de Luis Bunuel, Federico Fellini, Alexandro Jodorowsky – et son El Topo (1971) dont certains des acteurs sont d’authentiques monstres -, David Cronenberg, David Lynch ou Tim Burton, il est possible de se demander s’ils ont été influencés par Tod Browning.

Outils

Bibliographie

CinémAction, n°125 (« Tod Browning, fameux inconnu »), sous la direction de Pascale Risterucci et Marcos Uzal, 2007.
Charles Tesson, « Le monstrueux sentiment de l’espèce humaine », Trafic, n°8, novembre 1993, pp. 39-63.
Tod Browning ou le meilleur des monstres », dossier, Cahiers du cinéma, n°550, octobre 2000.
Tod Browning », dossier, Positif, n°476, octobre 2000.

Dick Tomasovic, Freaks, La Monstrueuse Parade de Tod Browning - De l’exhibition à la monstration - Du cinéma comme théâtre des corps, Céfal, Liège, 2005. Propose notamment un découpage du film.
Boris Henry, Freaks. De la nouvelle au film, Rouge profond, coll. « Raccords », Pertuis, 2009. Contient une traduction française par Jean Marigny de la nouvelle Spurs de Clarence Aaron “Tod” Robbins et une étude comparative avec le film.

Jean-Pierre Oudart, « Humain, trop humain », Cahiers du cinéma, n°210, mars 1969.
Thierry Kuntzel, « Freaks - La monstrueuse parade, de Tod Browning », Dossiers du cinéma. Films II, Paris, Casterman, 1972.
Jean-Claude Biette, « Tod Browning et Freaks », Cahiers du cinéma, n°288, mai 1978.

Web

www.olgabaclanova.com - Ce site contient de précieux documents sur Freaks : le texte original de la nouvelle Spurs, le scénario du film, des articles et de nombreuses photos.
www.phreeque.com et www.thehumanmarvels.com - Ces sites contiennent des notices biographiques et des photos de nombreux phénomènes, notamment de ceux jouant dans Freaks.
www.johnnyeckmuseum.com - Site dédié à Johnny Eck, l’homme sans jambes de Freaks : incontournable afin de mieux saisir la richesse de cet attachant personnage.

DVD

Tod Browning, Freaks, Warner Home Vidéo.
Parmi les bonus, un documentaire d’une heure s’attache à la genèse du film, au choix des phénomènes et à leur biographie ; celle-ci est précisée par des artistes les ayant parfois côtoyés. La version collector double DVD comprend un autre chef-d’œuvre de Tod Browning : L’Inconnu.