Gare centrale

Egypte (1958)

Genre : Drame

Écriture cinématographique : Fiction

Archives LAAC, Lycéens et apprentis au cinéma 2005-2006

Synopsis

Madbouli, propriétaire du kiosque à journaux de la gare centrale du Caire, découvre un vagabond boiteux, Kennawi, et l’engage comme crieur de journaux. Obsédé sexuel et simple d’esprit, l’homme, que son “ patron ” installe dans une petite chambre près des quais, est amoureux d’Hanouma, belle femme qui vit du commerce illicite de boissons au départ des trains. Avec ses camarades de “ travail ”, elle ne cesse de narguer la police et Zagzoug le vendeur officiel de rafraîchissements, tout en excitant le désir de l’infirme. C’est avec Abou Serih, porteur tentant d’organiser un syndicat de bagagistes pour contrer la puissante mainmise d’un seul homme, Abou Jaber, sur son travail, qu’Hanouma doit se marier. Tandis que la gare voit évoluer plusieurs personnages — un mari jaloux, une jeune fille amoureuse, un congrès de féministes, des musiciens —, Kennawi propose à la jeune fille de l’épouser, demande qui provoque, chez elle, la seule raillerie. Excédé et troublé par un fait-divers concernant le meurtre horrible d’une femme, il décide alors de tuer celle qui se refuse à lui. Mais, au moment du crime, il se trompe de victime et assassine une autre vendeuse. Sans avoir estimé sa méprise, il charge le cadavre dans la malle d’Hanouma qui doit quitter le Caire. Lorsqu’Abou Serih charrie le bagage et qu’il découvre le corps agonisant , il est pris pour l’assassin et rossé par les hommes d’Abou Jaber profitant de cet événement pour lui faire payer sa volonté d’indépendance. Le porteur finit, cependant, par convaincre l’ensemble des travailleurs de la gare, de la culpabilité du boiteux. Ce dernier, ayant constaté sa tragique erreur, s’enfuit et rejoint Hanouma, qui sort du commissariat où ses (petits) trafics l’ont conduit, bien décidé, cette fois, à l’abattre. Il faudra toute la pugnacité de la jeune femme et la force de persuasion de Madbouli pour éviter le pire. Hurlant son désespoir, Kennawi est arrêté et emmené loin de la gare dans une camisole de force.

Générique

Titre original : Bab El Hadid
Réalisation : Youssef Chahine
Scénario : Abdel Hay Abid, Mohamed Abou Youssef, d’après un sujet d’Abdel Hay Adib
Image : Alevise Orfanilli
Décors : Abbas Helmi
Son : Aziz Fadel
Musique : Fouad Al Zahiri (avec un extrait de la musique du Poison (The lost Week-end) de Miklós Rózsa (1945)
Direction artistique : Gabriel Karraze
Maquillage : Sayed Mohamal, Hamdi Radfat
Montage : Kamal Abou Ela
Assistants réalisateur : Abou Youssef, Gamal El-Din
Production et distribution initiale : Gabriel Talhami, avec Haig Kevorkian, Mohamad Haggag
Distribution : La Médiathèque des Trois Mondes
Durée : 1 h 35
Noir et blanc
Première : 20 janvier 1958 au Caire
Sortie en France : 13 mars 1974
Interprétation
Kennawi (parfois écrit Kennaoui) / Youssef Chahine
Hanouma / Hind Rostom
Abou Serih (parfois écrit Abou Serib) / Farid Chawqui
Madbouli / Hassan al Baroudi
Abdel Aziz Khalil; Naima Wasfy; Said Khalil; Abdel Ghani Nagdi; Loutfi El Hakim; Abdel Hamid Bodaoha; F. El Demerdache; Said El Araby; Ahmed Abaza; Hana Abdel Fattah; Safia Sarwat; Asaad Kellada; Sherine Soheir.

Autour du film

Le fait que le cinéaste filme la gare centrale du Caire avec une figuration non-professionnelle, relève de l’esprit néoréaliste qu’on prête au film. Pour autant, sa mise en scène, par un sens aigu du découpage dramatique et une stylisation marquée de l’image (où règne la courte focale), s’éloigne des options esthétiques de ce courant, semblant, aux dires des critiques, se rapprocher du film noir américain. L’une et l’autre de ces références occultent la visée classique d’une œuvre qui entend juste nous donner une vision du monde.

Qu’est-ce qu’un monde ? C’est un lieu clos, certes, mais ouvert sur l’extérieur. Une des premières vertus de la profondeur que concède le choix de son objectif au réalisateur est d’ouvrir ses images : lorsque partent ses trains, lorsque bougent ses fourmis humaines, lorsque courent ses vendeuses à la sauvette, la gare paraît condenser toutes sortes d’appels dans son centre organique. Pour autant, si, ici, convergent et repartent les voies possibles d’une société (évolution ou archaïsme), Chahine s’attache à peindre ceux qui restent rivés au décor de leur virtualité. Par des raccords brillants, voyant tel personnage central d’une séquence devenir secondaire à la suivante ou inversement (Abou Serih affrontant Abou Gader, puis se trouvant simple membre du trio qui, au kiosque, parle de Kennawi / Hallaouetoum, adjuvante effacée de Hanouma, devenant, dans le plan d’après, celle qui, seule et centrale, pénètre dans l’entrepôt fatal), ou l’établissement de figures récurrentes (la jeune porteuse de malles, le couple d’amants, les interventions de Zagzoug ou des policiers), le réalisateur trace une circulation entre les corps particulièrement prégnante. Or, pour que ses principes s’harmonisent, des choses doivent changer et c’est l’acte par lequel elles le peuvent qui intéresse le cinéaste.
b Dès le début où il le dévoile à terre en position quasi-fœtale, Chahine fait de Kennawi un enfant de la gare, incorporant cette dernière jusque dans les modalités de sa figuration. Les trajectoires multiples, qui font et défont les quais, semblent traverser ce corps handicapé de deux énergies contradictoires, l’une qui le fige dans ses nombreux déplacements (il s’arrête devant une poitrine de femme et le cadrage l’identifie alors à un visage fixe, voire à des yeux exorbités), l’autre qui l’anime dans les moments où il paraît au repos (son apparent statisme est chaque fois reconsidéré par le rapprochement de l’objectif sur ses traits, favorisant le tressautement de l’iris ou le jaillissement de sueur). S’il est symptomatique que l’infirme apparaisse de l’autre côté d’une vitre qui déforme son visage, image même du dérèglement, c’est que, semblable au monde grouillant et agité des trains, il cherche son unité. Est-ce celle de Malbrouki et d’Abou Seti, figures paternelles ? Ou d’Hanouma, l’objet de désir auquel font écho les visages, les poitrines ou les chevilles par les cadrages resserrés desquels l’objectif nous dévoile les autres femmes qui pétrifient Kennawi, comme ces Pin-up qu’il découpe? Plus souterrainement, l’idiot est victime d’une représentation du monde — photos de femmes dénudées, fait-divers odieux, histoire d’amour tronquée — : de nombreux plans l’inscrivent contemplateur dans des compositions où il est victime des vues qui le taraudent. Tout ce qu’il aperçoit et comprend lui clame alors la nécessité d’une métamorphose qui le verrait devenir enfin objet de regard (donc de désir), dont le crime apparaît comme la première étape, Chahine peint, dans des clairs-obscurs wellesiens, cette victoire de l’ombre sur la lumière, qui plonge tout l’univers dans l’opacité. Le geste de Kennawi est bien l’infamie qui, en retour, regroupe le macrocosme de la gare autour d’une image fédératrice, celle de sa destruction expiatoire, moment où Hanouma, Mansour, Abou Serih, Madbouli, les vendeuses comme les policiers, forment un bloc destiné à purger (par la camisole qui interdit tout mouvement au paria) ce qui nuit à son équilibre. C’est par ce sacrifice que le monde peut espérer noyer toutes ses impuretés (le féodalisme d’Abou Gader ou de Mansour).

Mais Chahine n’est pas Ford. Le film se termine par le visage de celle qui attend l’amoureux qui ne reviendra pas, le couple-vedette (Abou-Hanouma) passant alors à l’arrière-plan : après avoir éliminé celui qui s’est chargé de condenser tous ses maux, la communauté, semblable à la jeune esseulée, guette un futur qui n’est pas de ce cadre…

Pistes de travail

Comment rendre compte d’un espace filmique — c’est-à-dire d’une composition plastique de l’image, articulée sur la dynamique du montage, dans la liaison qu’elle instaure entre le visible et l’invisible —, surtout lorsqu’il est produit par l’enregistrement (sous certaines conditions) d’un décor dit « naturel » — c’est-à-dire existant dans une réalité qui préexiste à sa capture par l’objectif — ? Voilà une des questions posées par Gare centrale : quelles sont les caractéristiques du lieu décrit par Chahine ?

On relèvera que si ses marges sont reliées à ce qui protège (le commissariat est situé à la gare de triage) comme à ce qui agresse (les femmes y jettent des pierres à Kennawi, les hommes y abordent avec aplomb la jeune fille), l’ensemble est défini suivant deux axes, l’un, dit de mouvement extérieur, concerne tous les plans de coupe sur les locomotives, les roues, les rails ou les voyageurs, l’autre, dit de déplacement intérieur entre plusieurs lieux-emblêmes : le quai et le kiosque, territoire de l’échange social, le dépôt et la demeure de Kennawi, cavernes symboliques où s’oublient les hommes et les choses. On pourra établir ensuite les axes de circulation, dans l’étude des trajets des personnages principaux entre ces lieux : si quasiment tous les déplacements de Hanouma sont dictés par son seul intérêt, si ceux d’Abou Serih témoignent de sa volonté d’améliorer sa condition sociale (et celle de ses camarades) sans en quitter le cadre, il est un fait que ceux de Keraoui ne se déterminent que par rapport au désir pur. On peut, certes, le rallier au sexe, tant, des pin-up découpées et épinglées sur son mur, à la focalisation que, via son œil, la caméra effectue sur certaines parties du corps des femmes qu’il rencontre, en passant par sa contemplation perpétuelle d’Hanouma, se manifestent les divers signes de la concupiscence, mais, plus globalement, il concerne un élan perpétuel vers un objet absent (sa fascination pour le jeune couple ou pour l’histoire de la malle, son refus soudain des tâches que lui confie Madbouli, son désir de retourner vivre à la campagne). Kennaoui est la révélation du manque de tous les lieux qu’il traverse et ce dernier, résolu dans ses incarnations les plus communes par les autres protagonistes (le mariage doit aider Hanouma à sortir de sa misère, le syndicat à hausser la position sociale d’Abou Serih), reste, pour lui, béant. En ce sens, si certains ont vu dans les boissons gazeuses vendues par Hamouna ou les Pin-up de Kennawi des signes de l’impérialisme occidental, il faut sûrement y lire ceux d’un ailleurs réduit à sa plus évidente vitrine : ils participent ainsi de la frustration des protagonistes que Kennawi condense en vrai héros tragique.

De cet ensemble doit émaner la vision d’un lieu de conflit entre des tracés circulaires et les lignes d’horizon qui les traversent : il faut amener les élèves à lire dans ces dernières tout ce qui, d’une part, exprime l’évolution des mœurs (les féministes, le délégué du gouvernement, voire les chanteurs/danseurs), de l’autre, ce qui témoigne de l’intolérance ancienne (la femme voilée et son mari violent, la différence de classe entre le garçon et la fille qui explique l’attitude de celle-ci ne pouvant même pas l’embrasser pour son départ, l’irritation du couple de notables devant le départ du train) pour constater que les parcours en vase clos des « héros » sont irrigués par des mouvements symbolisant l’archaïsme et le progrès. En ce sens, c’est le déplacement physique qui instille ici toutes les modifications intérieures des personnages et, en réfléchissant sur la nécessité de filmer des corps au cinéma, on pourra tenter de voir comment l’espace n’existe que par son appréhension par un sujet et combien tous les plans de Gare centrale contribuent, plus qu’à fournir un témoignage sur la gare centrale du Caire de cette époque, à lui donner la signification d’un macrocosme balayé par des vents extérieurs qui la soumettent à la tentation du changement.

Le récit se découvre alors comme celui du sacrifice d’une double innocence (Hallaouetoum, puis Kennawi) détruite par un système qui doit parvenir à combler, plus durablement, ses carences. Devant le pessimisme du dernier plan, on doute que Chahine voit dans l’expiation de son criminel l’annonce de jours meilleurs, ce qui tend à faire de Gare centrale une matrice possible du film criminel montrant de l’intérieur comment une société produit les monstres qu’elle mérite.

Fiche réalisée par Philippe Ortoli
28 septembre 2005

Expériences

Onzième film de Chahine (en huit ans de carrière ce qui témoigne d’un rythme de productivité cinématographique quasi-japonais), Gare centrale n’est pas la première incursion du réalisateur dans le film criminel (son Ciel d’enfer peut en témoigner). Lorsqu’il décide de l’entreprendre, peu après deux comédies interprétées par Farid El-Atrache, chanteur-vedette-producteur (J’ai quitté mon amour et C’est toi, mon amour), c’est à la lecture d’un fait-divers concernant la découverte d’une malle sanglante dans une gare égyptienne qu’il en a l’idée. La tradition du cinéma égyptien est alors dominée par les comédies et les mélodrames souvent accompagnés de numéros musicaux, que l’on dit assez médiocres et qui, commercialement, inonde le marché des pays arabes pour qui ces œuvres représentent des spectacles fort appréciés.

Si Chahine peut se lancer dans des projets aussi peu en phase avec la féerie rose ou noire des productions traditionnelles (à laquelle il a visiblement contribué), c’est aussi parce que le cinéma égyptien a évolué, en phase avec son pays. Effectivement, l’Egypte connaît un grand bouleversement historique depuis la Révolution de juillet menée par les Officiers libres de Nasser qui renverse le roi Farouk en 1952. Le régime militaire qui s’ensuit avec son parti unique, le Rassemblement National, va mener une politique de nationalisations systématiques (dont on connaît le dramatique prolongement international avec le Canal de Suez) qui n’épargne pas le cinéma.

Autant pour lutter contre les affairistes que pour tenter de promulguer (c’est le néo-réalisme italien qui est visé comme modèle) un cinéma d’auteur qui soit aussi un cinéma social, le régime crée un organisme de consolidation du cinéma (qui deviendra l’organisme général du cinéma égyptien en 1961). En 1957, suivront des systèmes de subvention et de prix, la naissance de l’Institut supérieur du cinéma (sur le modèle de l’Idhec), ainsi que, de manière plus générale, la nationalisation des principales sociétés de production. Paradoxalement (car Gamal Abder Nasser est tout de même un militaire et son autorité est bâtie sur un putsch, même s’il est président de la République), la censure devient plus facilement perméable qu’à l’époque monarchique.

Dans ces conditions, Gare centrale peut traiter, d’une manière assez franche pour l’époque (avec une crudité qui rappelle le Riz amer de De Santis, 1949) la question de sexualité : le choix de Hind Roustom (danseuse du ventre dans C’est toi, mon amour, activité qu’elle reprend très rapidement et sans aucune forme de professionnalisme dans la scène avec les musiciens du film) n’est, bien sûr, pas étranger à cette sensualité revendiquée et son Hanouma constitue une provocation permanente à toute forme de pudeur. C’est d’ailleurs en grande partie pour exorciser ses frustrations sexuelles que Chahine a tenu à jouer le rôle principal du film — « J’ai su tout de suite que je voulais, que j’aurais besoin de l’interpréter, que je serais le personnage principal. Kennawi me représentait, psychologiquement, à 90% . Il subissait les mêmes répressions qu’alors je subissais et il m’était aussi difficile d’en admettre la nécessité que de m’en débarrasser…» (Propos de l’auteur cités par Cluny) —, ce qui confère au film un statut à part dans l’œuvre du cinéaste (qui jouera dans 5 autres de ses films), le revendiquant comme un de ses plus personnels — « Bab el-hadi est un de mes meilleurs films. J’aime qu’il dise beaucoup de choses sans didactisme. Quand il est sorti, la surprise a été si forte que je me suis fait cracher au visage, partout ! Or, il est aujourd’hui un des films les plus demandés à la télévision. Sans doute parce qu’il répond à un besoin très profond .» (ibidem) —.

Bénéficiant par ailleurs d’une photographie violente et inspirée d’Alvise Orfanilli, un des plus grands chef-opérateurs égyptiens (c’est lui qui, historiquement, a permis à Chahine de réaliser son premier film) qui tourne le film dans la gare centrale du Caire en bénéficiant d’une figuration aussi prolixe qu’enthousiaste (les exodes ruraux de la fin des années 50, provoqués par les nationalisations, forment alors des afflux massifs vers les grandes villes), Gare centrale, n’ayant obtenu aucun prix international, attend 16 ans avant de se voir distribuer en France où la critique l’accueille avec enthousiasme. Il demeure aujourd’hui un authentique classique du cinéma mondial.

Outils

Bibliographie

Gare centrale, Béghin Cyril, dossier réalisé pour “ Lycéens au cinéma ”, APCVL/CNC, 2004
Gare centrale, 3 secondes d’arrêt, Gauthier Guy, dans Youssef Chahine, l’Alexandrin, Cinémaction n°33, septembre 1985 (étude esthétique du film).
Gare centrale, Cluny Claude-Michel, fiche écrite pour Dossiers du cinéma, Films III, Casterman, 1975 (analyse du style de Chahine).
Gare centrale, Siclier Jacques, (supplément télévisé du Monde du 5-6 avril 1998 (critique du film qui fait la part belle au rapport entretenu avec le film noir)
Regards sur le cinéma égyptien, Thoraval Yves, l’Harmattan, 1996
(approche par cinéastes d’une cinématographie assez peu connue en France).

Vidéographie

Gare centrale (VHS Vostf). Collection Mediathèque des trois mondes. Distribution ADAV Réf. 19447.

Films

Rencontre avec Youssef Chahine de Christian Argentino
Hollywood sur Nil de Saïda Boukhemal