Ida

Danemark, Pologne (2013)

Genre : Drame

Écriture cinématographique : Fiction

Prix Jean Renoir des lycéens 2013-2014

Synopsis

Dans la Pologne des années 60, avant de prononcer ses vœux, Anna, jeune orpheline élevée au couvent, part à la rencontre de sa tante, seul membre de sa famille encore en vie. Elle découvre alors un sombre secret de famille datant de l’occupation nazie.

Distribution

Agata Kulesza : Wanda
Agata Trzebuchowska : Anna / Ida
Dawid Ogrodnik : Lis
Jerzy Trela : Szymon
Adam Szyszkowski : Feliks
Halina Skoczynska : La mère supérieure
Joanna Kulig :  La chanteuse

Générique

Durée : 1h22

Réalisation : Pawel Pawlikowski
Scénario : Pawel Pawwlikowski, Rebecca Lenkiewicz

Image : Lucasz Zal, Ryszard Lenczewski
Montage : Jaroslaw Kaminski
Son : Claus Lynge
Musique originale : Kristian Selin, Eidnes Andersen
Direction artistique : Katarzyna Sobanska, Marcel Slawinski
Costumes : Aleksandra Staszko
Maquillage : Anna Niuta Kieszczynska, Tomasz Sieleck

Production : Eric Abraham, Piotr Dzieciol, Ewa Puszczunska

Autour du film

Extrait de l’article « Anna, Ida et Wanda en Pologne », Contreligne.eu

De manière générale, Ida est un exercice tout de retenue et de subtilité, et l’œuvre fonctionne comme un essai filmique, en laissant quantité de choses non-dites. Pawlikowski déclare avoir conçu son film comme une forme de méditation, où il nous présente des êtres confrontés à certaines situations, et leur manière de les surmonter. Pour évoquer à la fois l’intrigue et l’Histoire, il use spécifiquement de la formule du « présent permanent », plutôt que de celle de la mémoire. Il veut « mettre les êtres en présence de moments mystérieux », et voir comment ils se comportent. La mémoire implique le jugement, l’évaluation d’une situation, mais ce que Pawlikowski recherche, c’est une réflexion : comment un personnage réagira à certaines révélations. C’est au public de combler les vides avec les émotions et les pensées qui lui sont propres. À cet égard, le film s’inscrit souvent dans la meilleure tradition du cinéma d’auteur, qui pose plus de questions qu’ils n’apporte de réponses.

À travers ses thématiques, Ida s’inscrit dans le discours cinématographique sur les relations judéo-polonaises, récemment illustré par les quelques films mentionnés plus haut, comme Sekret (pas entièrement réussi et un peu kitsch), ou des œuvres chargées de toute une symbolique, comme Z Daleka Widok jest Piękny/It Looks Pretty from a Distance, ou encore Pokłosie/La glanure (aussi réputé que controversé). Toutefois, il vient ajouter à ce débat émotionnel très chargé une vision perspicace, intelligente et équilibrée, que tous les commentateurs n’approuvent pas. Malgré un accueil critique généralement élogieux, Agniezska Graff, dans un article pour Krytyka Olityczna a pu critiquer un excès d’esthétisme et sa manière de contourner l’histoire et la politique. En effet, évitant toute exposition franche de la situation, le film repose beaucoup sur un art de la litote – ce dont de nombreux critiques se sont en revanche félicité.

Dans ses interviews, Pawlikowski a affirmé plusieurs fois ne pas s’intéresser à la politique et à la vivisection sociologique du corps social. Au lieu de quoi, il « tombe amoureux des personnages, de leur vie et de leur histoire ». Et c’est aussi ce que fait son public. Toutefois, si ses personnages si sympathiques touchent une corde sensible chez le spectateur, c’est précisément en raison de ce réalisme émotionnel plein de vérité, très enraciné dans leur situation sociale, politique et historique. C’est pourquoi la posture censément apolitique du film, cet accent très marqué sur l’esthétique et son absence de conclusion tranchée, que contestent certains commentateurs, constitue en fait sa plus grande force.

Le style minimaliste et concis de Pawlikowski, son mode de narration et son esthétique, illustrent sa démarche du « plus par le moins » (le film dure même moins de 80 minutes), inscrivant Ida dans toute la tradition du cinéma d’art et d’essai européen et le style transcendental de réalisateurs comme Carl Theodor Dreyer, Robert Bresson, Ingmar Bergman et, en Pologne, Jerzy Kawalerowicz (surtout son Matka Joanna od Aniołów/Mère Jeanne des anges, 1961). Mais d’abord et surtout, le film renvoie à tout le débat autour de la représentation de l’Holocauste, et aux difficultés que soulèvent la parole et la représentation d’un tel sujet. Dans un avant-propos au livre d’Annette Insdorf, Indelible Shadows : Film and the Holocaust (1989), Elie Wiesel évoque les propos du rabbin de Kotsk, méditant sur certaines vérités, qui peuvent être communiquées par le mot, d’autres par le silence, et d’autres encore que même le silence ne peut exprimer. Wiesel est conscient du paradoxe qui peut naître de cette démarche : si certaines vérités ne peuvent même être communiquées par le silence, l’absence de communication peut signifier, et signifiera, l’effacement, l’oubli et l’obscurité. C’est pourquoi Wiesel souligne aussi que malgré, ou peut-être à cause de tout ceci, nous nous devons de parler et de représenter, si difficile et imparfaite que puisse être cette représentation.

Pistes de travail

Le contexte spatio-temporel

Une image carrée un peu désuète, un noir et blanc austère, des religieuses catholiques, un couvent mutique et une novice à visage de Madone. Forme et fond scandent d’emblée l’âpre recueillement, l’isolement mortifère, le dénuement matériel. Mais pas seulement, l’action d’Ida se déroule à une autre ère de la Pologne, au début des années 1960, autrement dit la « préhistoire » pour ce pays aujourd’hui membre de l’Otan (1999) et de l’Union européenne (2004).
Rappel : Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la Pologne devient un nouvel État socialiste, placé sous le contrôle étroit de l’URSS. Les Soviétiques éliminent leurs adversaires politiques et occupent tous les postes importants du gouvernement. La République populaire de Pologne est instituée en 1952, et la dictature stalinienne y est impitoyable. L’économie est collectivisée, l’Église persécutée. De grands procès sont organisés. Cependant, le mécontentement des catholiques et de la population ouvrière et paysanne contre cette soviétisation aboutit aux émeutes et aux réformes libérales de 1956 (« Octobre polonais »).
Dès lors, tandis que le pays continue de s’aligner sur l’URSS au niveau international, on assiste à une déstalinisation intérieure qui conduit à punir ou à écarter du système des personnages tels que la tante (fictionnelle) d’Ida, surnommée « Wanda la rouge » pour avoir servi l’appareil au cours de procès iniques contre de supposés traîtres à la cause jusqu’au mitan des années 1950.

L’antisémitisme en question

Depuis, cette ancienne procureur zélée est déchirée entre l’amertume (de son éviction) et les remords (de ses exactions), et préfère oublier son passé dans l’alcool et les rencontres d’un soir. L’éparpillement et un certain cynisme sont comme une carapace, la confrontation avec son être lui faisant horreur. De fait, sa vie solitaire n’est plus qu’une suite décousue d’instants sans lendemain, une fuite en avant à l’issue forcément fatale…
Face à ce personnage en morceaux, brisé par l’aveuglement politique, il y a Ida, jeune personne en construction, animée d’une foi intense et prête à entrer dans les ordres. L’une a déchu, l’autre aspire à l’élévation spirituelle ; l’une est corrompue et mène une vie dissolue, l’autre est pure et poursuit une existence monastique.
Noir et blanc. L’ombre pour l’une, la lumière pour l’autre. Ida est l’inverse exact de sa tante. Cependant, cette dernière voit très vite en sa pupille et sa ferveur religieuse le même aveuglement fanatique qui l’emporta et versa le pays dans la folie des purges staliniennes ; tout ce qu’elle essaie précisément d’oublier. Les deux formes d’idéaux sont à ses yeux des pièges redoutables. Pour autant, faudra-t-il voir là la raison profonde qui motive Wanda à révéler rapidement la véritable identité de sa nièce, faisant d’elle « une nonne juive » ? Quoi qu’il en soit, cette révélation aussi soudaine que brutale constitue le moteur d’un périple qui va conduire les deux parentes aux confins de l’ignominie antisémite.
La traversée du pays est aussi un voyage dans le temps qui envoie les héroïnes jusqu’aux heures les plus sombres de l’histoire polonaise. Sans faire le procès de l’antisémitisme passé (la Seconde Guerre mondiale) et futur (la campagne antisémite de 1968), le film (dont l’action se déroule en 1962, rappelons-le) est un miroir tendu à la mémoire collective de la Pologne d’aujourd’hui, parfois tentée par l’oubli, toujours affligée de sa mauvaise conscience. Cependant, aucune colère n’agite Ida (Libenstein) quand elle rencontre les bourreaux de ses parents dans une pauvre campagne. Sans doute la certitude nouvelle de se savoir miraculée l’en prémunit-elle…

Les tentations

Si le voyage s’affirme comme une impossible rédemption pour Wanda qui ne pourra supporter son rejet d’elle-même et son dégoût corollaire du monde, il apparaît comme une suite d’obstacles à la foi – et à la liberté – d’Ida. « Que signifient la chasteté et la réclusion monastique si tu n’éprouves pas la mortification de la privation ? », lui demande en substance sa tante. Quelle valeur a le sacrifice quand on ignore tout de l’existence ?
Chaque rencontre ou vérité à laquelle Ida est confrontée fait l’objet d’un possible renoncement à sa croyance. Elle doit tour à tour refuser la tentation de ses origines juives, le mouvement de colère contre l’antisémitisme, l’appel du monde et de la chair. Chaque arrêt (ou station) dans son voyage représente une étape supplémentaire vers la connaissance de soi, une épreuve dans son initiation à la vie dont sa tante Wanda est la courroie de transmission.
Sans aucune connotation religieuse évidemment, Wanda voit aussi le voyage comme un moyen de se racheter, une mission qu’elle se donne pour sauver Ida de ce qu’elle estime être une erreur, un acte irrationnel. Son échec scellera son destin et servira d’élément déclencheur à son suicide, à son propre renoncement…
Ce qu’Ida, dans un registre moins funeste, semble elle-même tentée de faire quand elle tombe l’uniforme de religieuse pour rejoindre son beau saxophoniste. La boîte de jazz où elle se retrouve avec sa tante lui laisse entrevoir une autre vie possible. Les corps sont soudain plus beaux, plus désirables. La musique enivre, l’alcool étourdit, le cœur bat plus vite. Ida connaît le sexe avec son musicien, le jeu de la séduction, le plaisir de l’amour. Mais, avec le jour après la nuit, revient la réalité. Les rêves et les sensations s’évanouissent. Ida n’en retient rien.Trop artificiels ? Trop fugaces ? Ils ne laissent aucune empreinte sur elle. Comme les cigarettes que Wanda grille les unes après les autres, tout part en fumée. Après les sourires, Ida retrouve son visage impavide et prend le chemin du retour vers le couvent, court se mettre à son ombre. Comme si elle choisissait de ne retenir de son expérience des plaisirs que l’après. Le goût amer de leur disparition, la seule mélancolie du jazz de John Coltrane, les seuls fardeaux du monde… Sourde à ce que la vie, l’amour et la musique (parfois réunis) promettent de beau, de sensuel, d’envoûtant. Taiseuse, Ida dit peu, donne peu au fond. Spectatrice davantage qu’actrice du monde, elle écoute et regarde. Que voit-elle ? Qu’entend-elle ? Que ressent-elle ? Éclairée par ce que sa courte expérience de liberté lui aura permis d’entrevoir, Ida garde les yeux grands fermés sur la vie.

Extrait du dossier pédagogique du réseau Canopé