Synopsis
Natacha vit avec son père, non loin de Moscou. Elle fabrique des chapeaux qu’elle livre au magasin de Madame Irène dans la capitale. Elle rencontre Ilia, récemment arrivé de Province. Pour l’aider à obtenir l’autorisation de se loger à Moscou, Natacha lui propose un mariage fictif. Ilia accepte et loue une chambre chez Madame Irène. Les jeunes gens se rencontrent souvent et Ilia essaie en vain de persuader Natacha de vivre vraiment avec lui. Un jour Madame Irène paie Natacha avec une obligation qui, au tirage au sort gagne 25000 roubles. Madame Irène et son mari essaient de récupérer l’obligation, mais Natacha refuse…
Générique
Titre original : Devuska s Korobkoj
Réalisation : Boris Barnet
Scénario : Valentin Turkine, Vadim Cherchenevitch
Image : Boris Frantsisson, B. Filchine.
Décor : Sergueï Kozlovski
Production : Mejrabpom
Noir et Blanc
Muet
Durée : 1 h
Interprétation
Anna Sten / Natacha
V. Mikhaïlov / son grand-père
Vladimir Foguel / le télégraphiste
Ivan Koval-Samborski / Ilia Sneguirev
Serafima Birman / Madame Irène
Pavel Pol / Nikolaï Matveitch, son mari
E. Milioutina / Marfoucha, la servante
Vladimir Popov / le contrôleur de tickets
Autour du film
Le canevas de l’histoire en apparence banale, dénonce les conditions de vie dans la Russie de l’époque : l’émigration des provinciaux vers la capitale, les difficultés à se loger que l’on résout par les mariages fictifs, la cupidité de certains devant l’argent…
Somme toute des thèmes qui ne sont pas si étrangers encore de nos jours, le tout sur un ton de franche comédie dans un style dépouillé quant aux décors et un goût de la caricature et du burlesque quant aux personnages. Boris Barnet, héritier du mouvement d’avant-garde de la Feks (Fabrique de l’acteur excentrique) et des théories de Lev Koulechov sur le montage et l’art du cinéaste, nous propose un petit bijou de comédie.
Confrontation / Institut Jean Vigo
Le style du film s’inspire d’une manière très précise des théories chères à Lev Koulechov, qu’on a souvent nommé le « père du cinéma russe ». (…) [Koulechov] développa sa célèbre thèse sur l’importance du montage qui allait à travers Poudovkine et Eisenstein si puissamment marquer le cinéma russe muet (…). C’est également Koulechov qui, dans un de ses écrits théoriques avait proclamé « l’artiste peint au cinéma avec des parois, des objets et des lumières ». Tout le long de La Jeune fille au carton à chapeau on peut trouver l’application des principes de Koulechov, bien que poussée d’une manière moins rigoureuse et radicale que chez les grands maîtres du cinéma soviétique. Barnet fait un usage infiniment plus réduit du gros plan qu’un Eisenstein et on trouve chez lui de nettes influences du théâtre constructiviste, marqué par la géométrie assez dépouillée des décors (…) sans que jamais n’intervienne une stylisation décorative. (…)
C’est dans l’interprétation, sans doute, que l’on trouve les traces les plus nettes du théâtre satirique de l’époque, très influencé par le constructivisme (…) Nous pensons à la singulière gymnastique irréaliste de la servante Marfouka lorsque, sur l’échelle, elle lave la vitrine. Ou encore à l’étudiant transportant le noceur endormi sur son siège (…). Peut-être, peut-on y voir aussi quelques réminiscences du cinéma burlesque américain (Harold Lloyd, par exemple)…
Ce qui précède concerne les gags, car le jeu proprement dit (mimiques, gestes, attitudes) semble, avec plus de certitude, s’inspirer d’un autre mouvement d’avant-garde qui groupait Kozintsev, Trauberg, Youtkevitch, Guerassimov et quelques autres, nous voulons dire la Feks (Fabrique de l’acteur excentrique). Cette école prônait, pour les acteurs, un jeu autant que possible éloigné de tout réalisme et poussé à l’extrême dans le sens de l’expression caricaturale.
Barnet, de toute évidence, évite systématiquement le naturel, transformant ses personnages en marionnettes un peu grotesques, aux gestes anguleux, tout en donnant beaucoup de relief au caractère de chacun.
Paul Davay. (Extraits d’un texte cité par Le Cinéma russe et soviétique, L’Equerre, Centre Georges Pompidou, 1981)
Plus que le tendre et virevoltant mélange des genres de Okraina, plus que les célèbres et merveilleuses séquences du baiser ou de la première nuit des deux protagonistes de La Jeune fille au carton à chapeau, il est un plan dans ce dernier film qui résume, me semble-t-il, cette rare et subtile liberté qui fait des « trouvailles visuelles » chez Barnet autre chose que les éléments d’un système – narratif ou réflexif -. L’écran est partagé en deux, horizontalement, par la ligne de crête d’une colline enneigée, sur laquelle court un petit bonhomme noir c’est presque une image de dessin animé (la comparaison de l’ironie de Barnet et celle de Tex Avery pourrait par ailleurs se révéler tout à fait riche) tant la stylisation est poussée : un rectangle blanc, un rectangle gris, et un petit personnage gesticulant qui traverse tout l’écran de droite à gauche. Il y a là le « comique de situation » d’abord du prétendant essoufflé dérapant sans cesse en essayant de rejoindre au plus vite la jeune fille ; il y a surtout cette mise en scène qui, par le partage des volumes, l’éloignement du personnage et la longueur du plan, situe l’image bien au-delà de son contenu. On a ici un humour de forme bien plutôt qu’un comique de situation, et qui éclaire de son ironie le film entier, qui instaure la fantaisie au double niveau, diégétique et filmique.
Voilà la fantaisie absolue : faire rire s’étonner, s’émouvoir du film lui-même et non pas seulement de l’histoire qu’il raconte. Il y faut de l’audace et une certaine naïvetÈ, il faut tout savoir du cinéma sans en reconnaître aucune règle. La poésie qui en résulte est surprenante elle hisse la création à son plus hautniveau, en lui permettant d’exister telle quelle.
Vincent Amiel / Postif 273 – novembre 1983