Synopsis
Après une thérapie de groupe où il a témoigné de sa déchéance, Joe, un ancien alcoolique de 37 ans au chômage, se rend à un match de football amateur. Pendant le ramassage des membres de l’équipe qu’il entraîne bénévolement, il fait la connaissance de Sarah, une assistante sociale, venue rendre visite à Liam, Sabine et leur fils, une famille à problèmes dont elle a la charge. Après la rencontre sportive, Joe retrouve Sarah par hasard sur un parking alors qu’elle laisse échapper des rouleaux de papier peint de son véhicule. Joe lui propose illico de tapisser lui-même son appartement. Au cours du travail qu’il exécute avec son vieil ami Shanks, Joe laisse exploser sa colère sur la voiture d’un inspecteur du travail venu le surveiller.
Après que les indemnités-chômage de Joe ont été suspendues pendant une semaine, celui-ci court remercier Sarah pour avoir témoigné en sa faveur. La soirée qu’il passe ensuite avec elle scelle le début de leur aventure amoureuse. Pendant ce temps, Liam est victime du harcèlement de la mafia locale. McGowan, le chef de la bande entend récupérer les 2 000 livres que lui et sa femme lui doivent. Sabine, de son côté, accumule les problèmes : elle est exclue de son centre de soins et se prostitue pour pouvoir s’acheter de l’héroïne. Las d’attendre son argent, McGowan prend Liam en otage. Joe qui vole à son secours accepte de convoyer de la drogue pour apurer la dette.
Alors que Sarah apprend qu’elle est enceinte de Joe, elle découvre la vérité sur ses activités et décide de le quitter. Celui-ci entreprend alors de laisser Liam à ses problèmes et rompt son contrat avec McGowan. Mais, une violente bagarre éclate et McGowan, furieux, se lance aux trousses de Liam et Joe. Pris de panique, Liam trouve refuge chez Joe et se suicide.
Joe et Sarah se retrouvent à l’enterrement du jeune homme et s’en retournent ensemble.
Thème l’exclusion sociale
Dans un quartier sinistré de Glasgow, un chômeur, ancien alcoolique, Joe s’occupe d’une équipe de football amateur. Il fait la connaissance de Sarah, une assistante sociale avec laquelle s’esquisse une liaison amoureuse. Mais l’un des joueurs de son équipe, marié et père de famille, a contracté des dettes auprès de la maffia locale. Joe va tenter de lui venir en aide, en mettant en péril sa relation avec Sarah…
Distribution
Joe, Sarah, Shanks et les autres
Joe
À 37 ans, Joe est en voie de réinsertion sociale après quinze années d’alcoolisme (il est sobre depuis dix mois). Sans emploi, il entraîne bénévolement une équipe de football amateur (les « Nomades ») et n’hésite pas à venir témoigner de son expérience chez les Alcooliques Anonymes. Comme ses frères de galère des Riff Raff, Raining Stones et Ladybird, Joe est un homme chaleureux, de bonne humeur et à la répartie facile. Pour beaucoup, ce célibataire endurci apparaît comme le grand frère protecteur. Sa générosité naturelle comme son caractère impulsif le mettent parfois dans des situations délicates. Outre la joie des sentiments amoureux, sa rencontre avec Sarah est vécue comme une promesse de stabilité.
Sa connaissance de la musique pop-rock ne parvient pas à passer le cap des années 80, comprendre que son amnésie d’alcoolique correspond à la période du thatchérisme. Concernant le “Concerto pour violon et orchestre” de Beethoven qu’il écoute souvent (message subliminal qui nous dit que le peuple apprécierait la culture s’il en avait les moyens), il n’est rien d’autre qu’une pépite ramenée du fond de sa galère. Enfin, le regard que cette victime de l’atavisme social porte sur la société n’est ni amer ni désespéré, simplement lucide comme lorsqu’il contemple les images éternelles de l’Ecosse.
Sarah
Vu le contexte socio-économique, son salaire et son relatif confort de vie la placent du côté des nantis. Elle a fait des études, lit et écoute de la musique. Assistante sociale, elle est en quelque sorte le pendant professionnel de Joe. Elle travaille dans un centre d’aides sociales qui la met tous les jours en contact avec une population en détresse et qui lui permet d’avoir une vision précise des problèmes sociaux. Par conséquent, c’est avec violence et sans appel qu’elle condamne la collusion de Joe avec les trafiquants de drogue. Peut-être aussi parce qu’elle n’a jamais été une victime sociale, contrairement à lui.
Sarah voit dans sa relation avec Joe l’occasion de rompre avec une solitude pesante. Celle qui se dit mère « de centaines et de centaines » d’enfants pour tenter d’oublier qu’elle n’en a pas est enfin heureuse de savoir qu’elle est enceinte. Son enfant est placé sous le signe très chrétien de l’espoir d’une rédemption, ou plus politiquement des lendemains qui chanteront (peut-être !).
Liam et Sabine
Couple de junkies, ils sont parents d’un petit garçon de quatre ans qui leur a déjà été retiré par les services sociaux pour avoir été laissé à l’abandon (lointain rappel de Ladybird). Si Liam ne se drogue plus depuis qu’il a été incarcéré, Sabine est toujours accro à l’héroïne. Elle a même contracté une dette de 1 500 livres auprès de McGowan. Sans argent, elle en est réduite à se prostituer pour se piquer. Elle sera radiée de son centre de soins pour avoir tenté de voler un bloc d’ordonnances. Impuissant face au travail de sape des hommes de McGowan, Liam est comme une bête traquée qui se sent prise au piège. Il finira par se suicider.
Shanks
Profession hautement symbolique : veilleur de nuit. Son emploi le place parmi les personnages intégrés dans la société. Peu présent à l’écran, Shanks qui a aidé son ami à sortir de l’alcoolisme pèse néanmoins de tout son bon sens sur les décisions de Joe qui le consulte régulièrement. Aussi ne craint-il pas d’ironiser sur le “CDD“ que Joe a accepté auprès des trafiquants de drogue.
McGowan
Avatar d’une certaine féodalité qui rend coup pour coup, il est le chef de la mafia locale liée au trafic de drogue. Jamais inquiété par la police, son pouvoir absolu passe par une intransigeance envers ceux qui le servent (Joe) ou le desservent (Liam et Sabine). Ses sbires exercent une violence de tous les instants sur Liam et sa femme. Sans adresse précise, on le trouve dans les pubs ou les salles de billards, lieux de passage et d’échanges.
Générique
Titre original My Name is Joe
Production Parallax Pictures/Road Movies
Vierte Produktionen, avec le soutien de The Scottish Arts Council National Lottery Fund, The Glasgow Film Fund, du Filmstiftung Nordrhein-Westfalen en collaboration avec Channel Four Films, ARD/Degedo Film, WDR/ARTE La Sept Cinéma, Bim Distribuzione, Diaphana Distribution et Tornaso/Alta Films.
Productrice Rebecca O’Brien
Producteur exécutif Ulrich Felsberg
Réalisation Ken Loach
Scénario Paul Laverty
Image Barry Ackroyd
Musique George Fenton
Montage Jonathan Morris
Son Rey Beckett
Décors Martin Johnson
Costumes Rhona Russel
Interprétation
Joe / Peter Mullan
Sarah / Louise Goodall
Shanks / Gary Lewis
Maggie / Lorraine McIntosh
Liam / David McKay
Sabine / AnneMarie Kennedy
Scott / Scott Hannah
Hooligan / David Peacock
Scrag / Gordon McMurray
Perfume / James McHendry
Zulu / Paul Clark
Mojo / Stephen McCole
Robbo / Simon Macallum
Davy / Paul Gillan
Doc / Stephen Docherty
Tattie / Paul Doonan
Sepp Maier / Cary Carbin
McGowan / David Hayman
Alf / Martin McCardie
Shuggy / James McNeish
Jake / Kevin Kelly
Scooter / Brian Timoney
Film
Couleurs 35 mm
Format 1/1,85
Durée 1h45
Visa no 95 147
Distribution Diaphana Distribution
Sortie en France 14 octobre 1998
Prix
Prix d’interprétation masculine à Cannes 1998
Prix de l’Éducation nationale à Cannes 1998
Autour du film
Le sens des réalités
Ken Loach s’est toujours passionné pour la classe ouvrière. Des sans-abri aux sans-papiers en passant par les sans-emploi et les sans-enfant (comprendre privés de leurs enfants comme dans Ladybird), il s’intéresse cette fois au personnage de Joe auquel il ne reste guère plus que le nom. Or, s’il puise toujours son inspiration à la même eau trouble de la misère des plus démunis, son regard n’est plus dirigé vers l’ennemi politique de toujours (le système socio-économique hérité du thatchérisme) mais contre une figure plus folklorique du délabrement social : la mafia locale. Autrement dit une organisation parallèle bâtie sur le modèle féodal qui au moyen de malversations diverses exerce une autorité parfaitement illicite mais forte dans certains milieux populaires. Ce commerce, on le devine, place l’homme dans un monde où seule la loi du plus fort prévaut. Sans protection policière, sans argent, sans refuge parce que lui-même dans l’illégalité (Sabine) ou frappé du sceau de l’infamie carcérale (Liam), l’individu n’a d’autre solution que de se soumettre ou encore, traqué comme Liam, de disparaître. Il reste alors prisonnier de son milieu (ou du “milieu“) qui est un territoire appartenant à un seigneur tout puissant qui soumet les autres à une pression physique constante.
Le fait de ne plus prendre aujourd’hui directement pour cible la politique de son pays (Bread and Roses en 2000 se déroule aux États-Unis) est le reflet d’une démobilisation politique générale de la part des cinéastes britanniques après le désespoir suscité par les Conservateurs. Il n’empêche que ce changement de regard modifie la donne idéologique du film. Certes, la critique de l’État est encore attestée par la démonstration de son impuissance (la pagaille au centre de soins), de sa surveillance répressive (l’inspecteur du Travail) et de sa pathétique démission (la radiation de Sabine ; la suspension des indemnités-chômage de Joe), mais il n’est plus le seul mis à l’index. La pègre et la violence qu’elle génère, occupent la place laissée vacante et devient le dernier avatar d’une précarité socio-économique endémique. Ce qui relève d’une autre interrogation dans la manière d’aborder les problèmes.
Un débat cornélien
En acceptant le pacte scélérat de McGowan, Joe le repenti transgresse les règles des hommes et redevient un hors-la-loi. Son choix (ou absence de choix) participe de son sens sacrificiel de la solidarité. Bien sûr, cette entreprise dilatoire de sauvetage n’est pas comprise de Sarah. Celle-ci s’insurge contre le cautionnement physique sinon moral de Joe à un commerce illégal et, en plus, sujet à de graves conséquences sanitaires (son sentiment de trahison est redoublé par le mensonge de Joe concernant les bijoux).
L’intérêt du film réside essentiellement dans cette divergence de points de vue. Débat cornélien s’il en est, Joe se défend d’une morale personnelle qui se réfugie derrière la fatalité contre l’idéologie de l’erreur humaine de Sarah. Son pragmatisme a ses raisons que la raison des services sociaux de Sarah ignore : Joe, le grand frère impulsif, trouve légitime de protéger son ami, Sarah ; l’assistante sociale, songe aux conséquences du trafic de drogue. L’argumentaire de l’une s’appuie sur une “doxa” morale qui ne souffre concession, la défense de l’autre tient à son sens de l’affectivité. La loi des hommes est selon Sarah la seule garante de leur bonne santé physique et morale. C’est pourquoi il faut la respecter. Contrairement à elle, Joe a connu la déchéance et il sait que lorsque l’individu est abandonné de tous, la seule voie de salut est sa loi propre. Ce qui revient à dire que s’il donne l’air de s’en être sorti par rapport aux autres (exception faite de Shanks), il n’en reste pas moins inféodé à la loi du milieu.
Toujours est-il que Joe décide de s’amender pour sauver son histoire d’amour, espoir de normalité pour le marginal alcoolique qu’il a été. Aussi son acte de soumission (à une femme plus qu’à son discours) et de rupture avec son passé s’accompagne-t-il d’une violence qui n’est plus ici le geste dérisoire comme en 4 mais plutôt la manifestation de désespoir d’un homme contre qui le destin s’acharne. Mais la machine infernale est lancée. Victime d’une ultime humiliation, Joe a le sentiment confus qu’il n’a plus rien à perdre. Il laisse éclater une colère qui n’est pas seulement la sienne mais aussi celle de tous les opprimés séculiers, les éternels battus de la vie. Son geste suicidaire sonne l’hallali. Liam devient la victime propitiatoire d’une rédemption attendue… dans un autre film !
L’humour comme arme
Toutefois, on remarquera que tout n’est pas complètement noir dans My Name is Joe. Depuis Riff Raffet Raining Stones, Ken Loach réalise un certain nombre de scènes à l’aide d’un savoureux mélange de réalisme et d’humour. Que le début d’une séance de travail au noir évoque deux adolescents en route vers leur “première fois“ ou qu’un vol de maillots de football se transforme en une pantomime burlesque, chacune de ces scènes est traitée sur le mode humoristique avec effet comique de la chute : ici, un bon coup de peinture sur la voiture de l’inspecteur du Travail où la gravité de la violence se mêle au rire, là des maillots de l’équipe de Beckenbauer remplacés par ceux du Brésil des années 70. Un gag à répétition d’autant plus ironique qu’il est souligné par des réparties d’un sérieux et d’une naïveté d’enfants désarçonnants : “Ça fait des années que je suis Beckenbauer“, peste un gros chauve essoufflé quand on lui demande de changer de maillot. “Et moi, Cendrillon !“, répond l’arbitre. Ces scènes provoquent l’hilarité et désamorcent la tension dramatique en communiquant le plaisir que les personnages ont à se jouer des vainqueurs de la vie. Ultime rempart contre la déprime, leur rire a surtout valeur de revanche sociale et de reprise en main morale de leur dignité.
Si le rire entre Joe et Sarah dynamise leurs rapports, soude leurs liens et évite toute condescendance, il est aussi le fait du corps. Qu’il soit pris individuellement ou collectivement, le corps est le truchement privilégié de nombreux moments d’humour. Il y a tantôt les fesses de Shanks montrées involontairement et que Joe tourne en dérision, tantôt le ridicule de la fantaisiste équipe de RFA/Brésil. Les membres de l’équipe sont mauvais ? Qu’importe, ils n’ont rien à gagner que le plaisir d’être ensemble. De même, l’incompétence n’est pas un problème ; à toute situation, sa solution, pourvu que l’on sache se débrouiller.
Philippe Leclercq
L’exploration de la délinquance
« Sur une trame aussi minimaliste, et qui peut sembler mener à tous les clichés, seul Ken Loach sans doute pouvait réussir un film aussi sensible et tendre où les sentiments, la pudeur et l’humour se conjuguent avec un rare bonheur. Il dénonce, bien sûr, une fois de plus, une société dure aux miséreux, même après Thatcher (à Cannes, il n’était d’ailleurs pas tendre pour Tony Blair), qu’il montre pratiquement acculés à la délinquance pour survivre. Il s’aventure très directement dans l’univers de la dope, de ses piqûres, de ses manques, et de ses trafiquants, mafieux brutaux, voire tueurs. Et esquisse d’un trait délicat l’histoire d’amour sans doute impossible de deux êtres tous deux malmenés par l’existence, tous deux soucieux de conserver leur dignité, mais que tout oppose dans la société. »
Annie Coppermann, “Les Echos”, 14 octobre 1998.
L’amour et l’humour
« Le cinéma de Loach a toujours à voir avec la dignité. Celle de Joe a été sérieusement mise à mal, surtout depuis qu’un soir de cuite, un soir où sa vie lui est apparue dans toute sa misère, il a sérieusement tabassé sa compagne de biture. À 37 ans, c’est bien simple, il n’a rien. Pas même de quoi inviter l’assistante sociale avec laquelle il a commencé par s’accrocher, avant qu’ensemble ils nouent une relation qui ressemble à de l’amour. Ken Loach et l’amour. Pas le point fort du cinéaste, jusque-là peu à l’aise pour mettre en place et filmer la naissance et l’expression des sentiments. Seulement, le cinéma de Loach évolue. Avec Riff Raff, avec Raining Stones, le cinéaste a trouvé dans l’humour, dont lui-même ne manque pas mais qui faisait souvent défaut à ses films, un véritable moteur. Et, comme les timides et les vrais tendres, c’est par l’humour qu’il parvient aux sentiments. »
Pascal Mérigeau, “Le Nouvel Observateur”, 15 octobre 1998
Un cinéma simple
« On le voit, le film est transparent. Un lieu, deux personnages principaux, une action réduite au quotidien, il n’en faut pas davantage quand c’est le cœur qui est au poste de pilotage. La mise en scène est d’une simplicité maximale, ce qui donne à l’œuvre des allures de téléfilm, mais Bazin ne l’aurait pas reniée. L’invisibilité de la réalisation est une vertu quand on se veut proche du reportage. Loach cherche à coller à des héros tout d’une pièce qui ne cherchent pas midi à quatorze heures. Pourquoi sa caméra prendrait-elle des distances ? C’est là la qualité du film comme sa limite, tranche de vie qui émeut au premier degré mais dépourvue de cette puissance créatrice qui caractérise l’art parvenu à son sommet. »
Jean Roy, “L’Humanité”, 14 octobre 1998.
Pistes de travail
Le tableau social
Du documentaire à la fiction
Le contexte social
Des personnages contrastés
Mise à jour : 17-06-04
Expériences
Humour et réalité : un nouveau cinéma social
Après une période de vaches maigres dans les années 70 liée à un contexte politique incertain (conflit du Viêt-nam, guerre froide, instabilité politique aux États-Unis qui réduisent les capitaux affectés au cinéma), l’industrie cinématographique moribonde des Anglais retrouve de la vigueur à l’aube de la nouvelle décennie. Celle-ci commence par le gros succès des Chariots de Feu de Hugh Hudson (1982) et se distingue ensuite par un goût fortement américanisé du cinéma historique à grand spectacle ou simplement “en costumes“ aux antipodes du réalisme social. Toujours est-il que le public retrouve le chemin des salles où l’on voit triompher des films comme Ghandi de Richard Attenborough (1982), Chambre avec vue (1985) et Maurice (1987) du très passéiste James Ivory, Les Liaisons dangereuses de Christopher Hampton (1988), Mission de Roland Joffé (1986) ou encore l’international Dernier Empereur de Bernardo Bertolucci (1987). Sans doute le marasme économique dans lequel le pays est de plus en plus englué y est-il pour quelque chose. À l’heure où Mme Thatcher se sent investie de la mission de “faire de chaque individu un capitaliste, […] de chaque individu un propriétaire“ (“The Observer”, 8 mai 1983), c’est au contraire un sentiment de précarité et de peur du lendemain qui prédomine (on est tout de même passé de 1,2 million de chômeurs en mai 1979 à 3,2 en mars 1983). Le cinéma à tonalité patriotique apparaît donc comme le dernier refuge d’une population loin de toucher les dividendes du miracle économique. “Un film britannique sur des héros britanniques !”, tel est le slogan publicitaire des Chariots de Feu.
À cette cinématographie s’ajoute une kyrielle de films américains à succès qui laissent peu de place au réalisme social. Toutefois, sans qu’il y ait de véritable courant à la manière du néoréalisme italien après-guerre, des cinéastes en marge du système et qui ne représentent qu’eux-mêmes continuent d’explorer la veine du film social. L’humour en plus ! On parlera bientôt d’une embellie du cinéma anglais qui sera, bien sûr, à mettre au compte du renouvellement des thèmes sociaux des années 60 plutôt qu’à une industrie qui ne produit qu’une trentaine de films en moyenne par an.
Humour et vérité
Dans les années 90, les cinéastes, occupés à fustiger le régime Thatcher quelques années plus tôt, décident de rejeter un ton que le sérieux et la rigueur avaient rendu exaspérant. Finis ou presque les films âpres et parfois violents tels que Bleak Moments de Mike Leigh (1972), Bloody Kids de Stephen Frears (1979) ou encore ceux d’Alan Clarke, une nouvelle donne formelle où il ne s’agit plus tant de montrer crûment la réalité que de s’en amuser voit le jour. Ce renouveau du cinéma social fait désormais place à un optimisme affectueux qui loin de sacrifier au sens des réalités s’en fait le révélateur éclairé. Ce qui caractérise des films comme Beautiful Thing de Hettie MacDonald (1996), Secrets et Mensonges de Mike Leigh (1996), Les Virtuoses de Mark Herman (1997) et The Full Monty de Peter Cattaneo (1997), c’est une sorte d’espoir, une approche chaleureuse presque joyeuse de la classe ouvrière.
Inscrite dans un contexte socio-économique délabré où le chômage de masse sévit durement, une poignée d’ouvriers ou encore une communauté entière (c’est le cas des Virtuoses) se retrouvent dans un projet commun qui sonne en même temps le glas des luttes ouvrières traditionnelles. L’ouverture d’une baraque à frites par exemple dans The Van de Stephen Frears (1996) est la solution à la déprime de deux chômeurs de Dublin. Fidèles en amitié jusqu’au bout en dépit de l’abandon total de l’État, ils ne trouvent leur salut que dans un humour et une bonne humeur inébranlables. Dans tous les cas, si le ton comique grand public est de mise, chaque groupe est confronté à une problématique sociale qui ne l’épargne pas. La tension dramatique monte jusqu’à l’éclatement d’une certaine violence comme celle du discours anti-Thatcher dans Les Virtuoses (l’action se déroule au début des années 90) ou le meurtre de l’usurier évité de justesse dans Raining Stones. Enfin, les ouvriers ne doivent leur victoire (morale) qu’à leur courage et leur sens de la solidarité. La fin valorise du même coup l’importance du sentiment d’appartenance à une communauté détruite économiquement, mais préservée par le projet rassembleur (une fanfare, un strip-tease, une camionnette, une robe de communiante…). Vu le succès remporté par ces films, il n’est pas difficile de dire que la classe ouvrière ne rechigne pas à se voir à l’écran, pourvu qu’on lui renvoie une image valorisante sinon valorisée dans un contexte positif teinté d’humour. On peut aussi affirmer qu’elle ne craint plus de se déplacer depuis l’implantation récente de nombreux multiplexes en plein cœur de ses quartiers.
Élargissement ou démission ?
“Le retour sur les écrans de la classe ouvrière tient moins à des changements politiques qu’à une évolution de la société elle-même, marquée par une prise de conscience de la légitimité culturelle des travailleurs, à laquelle la télévision a apporté une contribution décisive.“ (in “Le Monde diplomatique”, février 1997). En effet, contrairement au cinéma, la télévision britannique n’a jamais marginalisé ni la classe ouvrière ni les régions. Ses “soap operas“ les plus suivis comme “Coronation Street”, “Brookside” ou “Eastenders” se déroulent dans des quartiers populaires (à l’exception de “Eastenders” situé à Londres). “Les feuilletons sont devenus les héritiers les plus vivants de la télévision à portée sociale des années 60” (Linda Grant, in “The Guardian Weekend”, Londres, 21 décembre 1996). Concernant les régions, le cinéma social va au cours des années 90 imiter la télévision et s’éloigner de Londres et de ses environs. Mais que ce soit dans le Yorkshire (Les Virtuoses), à Glasgow (Small Faces, 1996 ; My Name is Joe), à Edimbourg (Trainspotting), à Dublin (The Snapper, 1993 ; The Van), à Sheffield (The Full Monty) ou à Manchester (Raining Stones), les problèmes restent les mêmes.
Le profond désespoir dû à l’ère thatchérienne a provoqué un rejet non du politique mais de l’engagement politique de la part des réalisateurs. Seul Les Virtuoses s’en prend ouvertement aux Conservateurs. Par ailleurs, aucun cinéaste ne s’engage aux côtés des Travaillistes. Les nombreux renoncements après tant d’années de lutte politique pour parvenir au pouvoir et les querelles syndicales à répétition ont eu raison des attentes. Par conséquent, un vide s’est créé entre les travailleurs et les Travaillistes, entre les cinéastes et les Travaillistes…
À l’instar de My Name is Joe (on pense aussi à Beautiful Thing ou Trainspotting), le “nouveau“ cinéma social continue néanmoins dans la bonne humeur à soulever des tensions dramatiques au sein des classes laborieuses mais n’est pas disert en matière de solutions politiques. En attendant, ces films existent, sont vus et “par la vertu du langage et des vies qu’ils dévoilent, [ils] peuvent avoir des conséquences politiques. Vous voyez rarement ces gens. Vous entendez rarement leur langage. Voilà qui porte en soi un message politique“
Andrew O’Hagan, in “Sight and Sound”, février 1996
Outils
Bibliographie
The films of Kenneth Loach, Georges McKnight, Ed. Greenwood, 1995. (en anglais)
Trente ans de cinéma britannique, Roland Lacourbe et Raymond Lefèvre, Ed. Cinéma 76, 1976.
Le nouveau cinéma britannique, Philippe Pilard, Ed. Hatier, 1989.
Histoire du cinéma britannique, Philippe Pilard, Ed. Nathan, 1996.
L'Angleterre et son cinéma, Olivier Barrot, Cinéma d'aujourd'hui n°11.
Le cinéma anglais, Freddy Buache, Ed. l'Age d'homme, 1978.
Découverte et sauvegarde du cinéma britannique, s/ dir. de B. Dent et M. Snapes, Ed. Cinémathèque française, 1998.
Typiquement British : le cinéma britannique, s/ dir. de N.T. Binh et Ph. Pilard, Ed. Centre Pompidou, 2000.
Presse, radio, télévision en Grande-Bretagne, H. Appia et B. Cassen, Ed. Armand Colin, 1969.
La Grande-Bretagne et sa télévision, Andrée Ojalvo, Ed. INA/Champ Vallon, 1988.
Vidéographie
Raining Stones, Ken Loach. Distribution ADAV n° 8 942
Les virtuoses, Mark Herman. Distribution ADAV n° 19 744
Web
Dossier pédagogique My name is Joe, édité par l'Académi de Nice http://www.ac-nice.fr/ia83/culture/spip/
Films
Citizen Ken Loach de Karim Dridi
Dockers de Liverpool (Les) de Ken Loach
Cinéma britannique aujourd'hui : la tradition des francs-tireurs (Le) de N.T. Binh