Synopsis
Ulysse s’évade du pénitencier avec Pete et Delmar et leur jure de partager avec eux un butin caché. Ils ratent un train en marche, mais un vieil aveugle noir leur prédit la fortune au bout du voyage. Ils vont alors chez un cousin de Pete qui les dénonce à la police. Ils s’échappent. Delmar rejoint des baptistes pour être lavé de ses péchés.
Le trio rencontre un guitariste noir, Tommy Johnson, et se rend dans une station radio pour y enregistrer des chansons contre quelques dollars. Il suivent le gangster George Baby Face Nelson, braquent une banque et découvrent trois femmes se baignant dans la rivière. Elles les enivrent. À leur réveil, Delmar et Ulysse croient qu’elles ont changé Pete en crapaud et prennent le batracien avec eux. Ils sont accostés par un borgne qui tue le crapaud, les corrige et vole l’argent que Baby Face Nelson leur avait donné.
Pete n’est pas mort. Les filles l’avaient livré au shérif. Ulysse le fait évader et lui avoue qu’il n’y pas de butin caché, mais qu’il ne pouvait pas s’enfuir sans eux à cause de la chaîne qui les liaient ensemble. En fait, Ulysse veut retrouver son ex-femme, Penny, et sa flopée d’enfants, mais elle a affirmé à tous qu’il a été écrasé par un train et le rejette. Il est rossé par l’homme qui veut l’épouser en secondes noces, par ailleurs collaborateur du rival de Pappy O’Daniel au poste de gouverneur, Homer Stokes, car l’État du Mississipi est en campagne électorale.
Ils découvrent une réunion du Ku Klux Klan où l’on va lyncher le guitariste noir. Leur voleur borgne les reconnaît. Le trio sauve le musicien et se rend au gala électoral où ils chantent et comprennent que leur prestation radio a séduit tout l’État. Homer Stokes est le chef du KKK. Il s’en prend à eux et révèle son vrai visage d’idéologue fasciste sous les huées du public. Pappy O’Daniel en profite pour gracier le trio et s’en faire un allié. La femme d’Ulysse accepte de se remarier avec lui s’il ramène leur vieille alliance, restée dans le tiroir d’une commode de leur ancienne maison qui bientôt être inondée en raison de l’achèvement d’un barrage. Le trio s’y rend et se fait prendre par la police, dont le chef décide de les pendre. Heureusement, l’inondation de la vallée les sauve in extremis.
Distribution
Ulysses Everett Mc Gill (interprété par George Clooney)
Manipulateur et moins intelligent qu’il le croit, le personnage d’Ulysses n’a plus grand-chose du rusé Ulysse célébré par Homère. Il n’a pas fait la guerre de Troie, mais commis une minable escroquerie qui l’a conduit au pénitencier. Sa seule habileté consiste à bien mentir à ses deux compagnons de bagne pour pouvoir s’échapper avec eux.
Toujours amoureux de sa femme, à laquelle il a fait sept enfants, et sachant qu’elle va se remarier, son unique but est de la rejoindre au plus vite pour l’en empêcher. Maniaque d’une certaine marque de gomina, peu courageux et trop confiant (envers le cousin de Pete ou Big Dean Teague), cependant moins crédule sur le Diable et le Bon Dieu que ses deux compagnons, il n’en reste pas moins dénué de toute méfiance vis-à-vis d’autrui et incapable de se battre physiquement (il se fait toujours rosser par ses adversaires). Émouvant par la dérision et la maladresse que son être exprime, ce n’est que par sa voix (la radio) ou sur scène (affublé d’une barbe postiche) qu’il a du succès. En chantant. C’est un clown.
Pete (interprété par John Turturro)
Mégalomane (il veut être le chef), hystérique (engueulade avec son cousin quand ils sont cernés dans la grange), lâche (il dénonce ses compagnons après avoir été remis au bagne) et beaucoup trop sensible aux charmes des sirènes, Pete est un spécimen parfait de grande andouille au cerveau peu développé.
Delmar (interprété par Tim Blake Nelson)
Très bête et superstitieux (c’est lui qui pense que Pete a été transformé en crapaud par les sirènes et que se faire laver de ses péchés par un prêtre baptiste l’absout de la justice des hommes), il n’ose jamais prendre position vis-à-vis de ses deux compagnons de cavale. Bandit improbable malgré ses forfaits, il flotte dans cette errance avec un ahurissement incroyable.
Big Dean Teague (interprété par John Goodman)
Brutal, odieux et cupide, ce colosse borgne représente l’Amérique profonde et adepte du Ku Klux Klan. La bannière étoilée ne peut pas l’atteindre (il la stoppe à quatre centimètres de son œil valide), mais la croix en flammes le détruit car il triche avec Dieu. Ogre, cyclope, fasciste et violent, il incarne tout ce que son pays a de pire.
Penny (interprétée par Holly Hunter)
C’est Pénélope, l’épouse mal aimée qui n’attend plus. Au contraire, elle fait croire qu’il est mort à ses enfants et ne l’accepte que quand son nouveau prétendant perd sa place auprès du candidat favori au poste de gouverneur et qu’Ulysse triomphe sur la scène. Mais elle n’en reste pas moins entêtée, acariâtre et dominatrice. Elle a quelque chose de Circée. Une sorcière sous les allures d’une mère de famille nombreuse.
Pappy O’Daniel (interprété par Charles Durning)
Gouverneur ne cherchant qu’à renouveler son mandat, il est flanqué d’un fils stupide et d’un « staff » imbécile. Malin à l’esprit rapide, il vampirise le succès du trio sur la scène pour assurer sa victoire électorale. Opportuniste, il n’a aucun scrupule.
George Baby Face Nelson (interprété par Michael Badalucco)
Baby Face Nelson a existé dans la réalité. Ce gangster assassin est un pur produit de son époque. Il faisait partie de la bande de Dillinger, un des derniers survivants de l’époque du gangstérisme, après la victoire des « Incorruptibles » d’Eliott Ness sur Al Capone, avant la naissance du Syndicat du crime et la mainmise de la Mafia. Son personnage apparaît donc dans de nombreux films sur Dillinger, en particulier sous les traits de Mickey Rooney dans L’Ennemi public, de Don Siegel (1957). Mais ici, une exagération volontaire fait de Baby Face Nelson un gros pantin gueulard (c’est une constante dans les films des frères Coen) et bourré d’états d’âme.
Tommy Johnson (interprété par Chris Thomas King)
Ce musicien qui a également existé. Sa présence dans le film est un hommage à son style de composition à la guitare. Il accompagne le trio (au sens propre comme au figuré) et représente leur destin sur le versant positif.
Générique
Titre original : O Brother, Where Art Thou ?
Production : Ethan Coen, John Cameron, Robert Graf pour Working Title et Canal Plus, en association avec Universal Pictures et Touchstone Pictures.
Scénario : Ethan et Joel Coen, d’après « L’Odyssée » d’ Homère.
Réalisation : Joel Coen
Assistants-réalisateurs : Betsy Magruder, Jonathan Mc Garry
Image : Roger Deakins (ASC-BSC)
Cadre : Clint Dougherty
Montage : Roderick Jaynes (Ethan et Joel Coen), Skip Lievsay
Monteur son : Skip Lievsay
Décors : Dennis Gassner
Décorateur de plateau : Nancy Haigh
Costumes : Mary Zophres
Coordinateur des effets spéciaux : Peter Chesney
Directeur de production : John Cameron
Producteurs exécutifs : Tim Bevan, Eric Fellner
Casting : Ellen Chenoweth
Mixage : Peter F. Curland
Musique : T Bone Burnett
Musique additionnelle : Carter Burwell
Chorégraphes : Jaqui et Bill Landrum
Interprétation
Ulysses Everett Mc Gill / George Clooney
Pete / John Turturro
Delmar / Tim Blake Nelson
Big Dan Teague / John Goodman
Penny / Holly Hunter
Tommy Johnson, le guitariste noir / Chris Thomas King
Pappy O’Daniel / Charles Durning
Junior O’Daniel / Del Pentecost
George Baby Face Nelson / Michael Badalucco
Staff de Pappy O’Daniel / J.R. Horne, Brian Reddy
Le candidat gouverneur Homer Stokes / Wayne Duvall
Le petit homme / Ed Gale
Vernon T. Waldrip, le soupirant de Penny / Ray McKinnon
Le Sheriff Cooley / Daniel von Bargen
Le prophète aveugle / Lee Weaver
L’Homme aux cornes de taureau / Royce D. Applegate
Le vendeur de pommade / Molfprd Fortenberry
L’Homme de la radio / Stephen Root
Film : Couleurs
Format : CinémaScope (1/2,35)
Durée : 1h45
N° de visa : 100 423
Distributeur : Bac Films Distribution
Sortie en France : 30 août 2000
Autour du film
Un spectacle musical pour une morale grinçante
Ce qui frappe d’entrée avec tous les films des frères Coen, c’est la marque d’une écriture spécifiquement cinématographique. Chez eux, c’est la caméra qui raconte une histoire au lieu de se contenter de l’illustrer. Chez eux, une image en génère une autre dans un même flux combinatoire et fluide. La syntaxe cinématographique et les possibilités offertes par les techniques modernes ne sont là que pour servir un art. La signification de chacun de leur film est ainsi entièrement intégrée dans la mise en scène. Le style de l’œuvre et sa signification sont donc indissociables.
Musique des images
Pour O’ Brother, les principes corollaires de la comédie musicale et du “road movie” impliquaient forcément une suite de séquences (épisodes, strophes ou chants) reliées les unes aux autres par une représentation de l’idée de parcours. Dans ce film sur des gens d’abord attachés par des chaînes, c’est bien l’enchaînement des plans les uns aux autres qui créent la musicalité particulière de l’ensemble et le découpage des scènes qui accentue parfaitement cette dynamique. La place de chaque acteur dans l’espace de l’écran se définit également selon ces dispositifs.
Nul besoin de trop de paroles pour faire comprendre les états d’âme des protagonistes ou les enjeux moraux qui leur sont proposés. Inutile aussi de faire usage de plans lourdement symboliques ou d’inserts insistants pour souligner les significations des situations. Les frères Coen évitent la redondance, le duel oratoire et la boursouflure bavarde. Ils privilégient d’abord la cadence, la construction des plans, les mouvements de caméra et le rythme syncopé des plans d’ensemble et des gros plan pour atteindre cette musicalité en forme de balade, de chanson country, mais aussi d’opéra. L’ouverture du film indique d’ailleurs cette volonté avec les lents panoramique sur les forçats noirs qui chantent en cassant des cailloux sous la surveillance de gardes armés blancs et à cheval. C’est une sorte de chœur antique aux relents de blues afro-américain qui indique le principe des antagonismes (forçats contre policiers, Blancs oppresseurs contre Noirs oppressés, aliénation contre liberté), la réalité d’un lieu (le Sud des États-Unis) et un rythme (binaire) qui mènera le film.
Les figures inscrites ici en potentiel seront développées les unes après les autres, se recouperont quelquefois ou s’annuleront par un effet d’écho inversé et reviendront toutes au final pour rétablir la panoplie en forme de mosaïque. Mais la modernité d’un tel processus ne produit rien d’hermétique ou de compliqué. Elle n’est là que pour faire du film un produit à la fois populaire (comme une chanson) et une séduisante base de réflexion sur la représentation et les dérives de l’être humain dans un jeu de dupes propre à démasquer l’hypocrisie, le fascisme et l’opportunisme.
Le revers des codes
En contre-pied de tous les films où l’évasion de prisonniers est un clou spectaculaire et générateur de grands moments de suspense, les Coen n’en montrent aucune étape frémissante. Ils ne nous en donnent que quelques flashes entrecoupés par les titres du générique.
Le public fait donc la connaissance du trio d’ahuris qui seront les moteurs du film à l’instant de sa reprise de liberté. Ils entrent ainsi dans le film à la manière de héros comiques du burlesque muet, affichent des bouilles déjantées qui viennent tout droit d’un imaginaire ricanant de cartoon et commettent leur première bévue en ratant la fuite en train par manque de logique et de méthode : Ulysse est vite enlevé du wagon de train de marchandise à cause de la chaîne qui les relie à ses compagnons de cavale, impliquant ainsi que toute la suite du film fonctionnera sur l’entité nécessaire du trio et la maladresse crasse de leur chef.
Ensuite, contre toute vraisemblance, alors que les chiens de la police commencent à les chercher, ils peuvent fuir aisément sur un chariot à mains (draisine) dirigé par un Noir aveugle qui leur prédit la fortune et leur destin. Cette fuite lente (et visible de tous) contredit la logique paranoïaque du traditionnel film de poursuite. Un tel choix de transport devrait les faire aussitôt reprendre par les policiers, mais nous sommes déjà derrière le miroir du discours réaliste. Le vieux trimardeur aveugle en a jeté les bases par ses prédictions. Nous voilà dans la fable abstraite et absurde. Ajoutons qu’ainsi, le film est lentement mis sur ses rails ; puisque l’allusion au but de l’évasion (le butin = trésor) est installée selon le vieux principe du récit d’initiation et que ce vieil aveugle reviendra en conclusion du film pour la coda du chant épique.
Les éléments comme vecteurs
Une fois entré dans ce pays de l’imaginaire distordu, où le réel émerge chaque fois pour afficher un visage diabolique et abominable (policiers, gangsters, délateurs, politiciens, KKK), la nature va imposer son théâtre des éléments et baliser ainsi chaque portion de territoire traversé, la renvoyant souvent d’une scène à l’autre en jeu de miroir destructeur. Le feu et l’eau sont sans cesse installés dans une double fonction : punitive et salvatrice. On met le feu à la grange, mais la croix flamboyante écrase le « cyclope ». On sauve son âme dans le fleuve, mais les sirènes qui s’y baignent créent la concupiscence. Il faut ensuite que le fleuve soit détourné pour que le trio échappe à la pendaison.
Au long du parcours des trois personnages, feu et eau sont des obstacles ou des ponts salvateurs. Le film désigne bien la nature comme dangereuse lorsqu’elle est colonisée par les hommes. Nos personnages s’en tirent mieux quand ils se déplacent sur la route, à pied ou en voiture, et dès qu’ils quittent cette voie de communication, ils sont en péril. Tentatives de pendaison, d’incendie, tortures policières, séduction mensongère des sirènes, correction violente par le cyclope et lynchage du KKK n’auront lieu qu’en pleine nature. Les routes, la station de radio, la banque, la salle de cinéma, le restaurant et le théâtre (paradoxalement les lieux où l’on voit le mieux les fuyards) sont des endroits où ils semblent en pleine sécurité. C’est là où ils se cachent qu’ils risquent le plus (grange incendiée au début).
D’une scène à l’autre
Sans que cela relève du simple exercice de style, toutes les situations venant du cinéma des années trente sont reprises dans le film et détournées en deux temps : d’abord, par un jeu de marionnette, puis par un effet de réalité souvent pathétique. Le cas le plus évident est certainement tout ce qui concerne le gangster Baby Face Nelson, d’abord affiché en gros nounours braillard, fou, vulgaire et mitrailleur, puis montré en proie aux affres de l’identité douloureuse à cause d’un surnom caricatural. Sa cyclothymie est véhiculée par la mise en scène avec une précision diabolique. Il envahit l’espace dès son intrusion dans la fiction, mène alors le jeu à son image, puis s’assombrit au bivouac nocturne et va s’échapper dans un plan d’ensemble, au fond de l’écran, avant de réapparaître dans l’une des dernières séquences, arrêté et regonflé dans son mythe, volant ainsi la vedette aux “Culs trempés”, car il est à nouveau sur le devant de la scène, mais dans la légende qu’il a voulu se forger.
Dans O’ Brother, la question fondamentale est d’ailleurs d’investir ou de réinvestir la scène où l’on se sent en osmose avec sa définition profonde : la scène conjugale pour Ulysse qui se veut le pater familias, la scène politique pour Pappy O’Daniel qui veut conserver le pouvoir, la scène ancestrale pour Delmar qui veut pouvoir racheter la ferme de ses parents, la scène bourgeoise pour Pete qui veut diriger un restaurant pour qu’on le traite enfin en être socialement supérieur, la scène artistique pour Tommy qui a vendu son âme au diable afin d’y parvenir. Quoi de plus normal alors que ce soit dans une salle de spectacle, le lieu même du factice, du fantasme et de toutes les fictions, que les vérités éclatent : celle du candidat chef du KKK, celle du talent des “Culs trempés”, celle de l’habileté politique de Pappy O’Daniel, celle du sentiment d’amour de Penny pour le père de ses enfants, celle d’une musique qui fait appel aux sentiments les plus simples et les plus humains. Là où les pires apparences se sont affichées dans leur fragilité (fausses barbes, fausse générosité, fausses promesses électorales), la vérité s’impose brusquement dans une simplicité dérisoire.
Cérémonial et chorégraphie
O’ Brother repose sur le principe de cérémonial mis en scène par ses instigateurs. Le “Chain-gang” de l’ouverture, les baptêmes dans la rivière, le hold-up, le musical de séduction des sirènes, les chants sur le podium électoral et la réunion du KKK. Les rôles y sont distribués dans une hiérarchie contrôlée par le détenteur du pouvoir. Le monde entier est une scène et nos personnages ne s’en tirent qu’en trouvant enfin une place où ils peuvent sauver leur peau, mais ils la trouvent ici par hasard. Le succès de leur groupe improvisé de chanteurs se fait hors de leur connaissance. C’est le hasard qui leur en fait prendre conscience et ils sont ainsi sauvés malgré eux. Leur échec devient une réussite, alors qu’ils rataient tout depuis le début et étaient sans cesse volés, trahis, corrigés ou manipulés par les autres.
À l’inverse des fables de ce genre, le chemin initiatique ne leur a donc rien appris. Ils n’ont pas évolué vers la connaissance. Mieux, Pappy O’Daniel les prend en charge et s’en sert pour sa propagande. Qu’Ulysses soit un peu plus intelligent que ses deux complices ne fait rien à l’affaire. Seul compte pour lui les apparences, sa gomina et sa famille (le faux et le vrai), mais il est incapable de retenir les leçons.
Miroir d’une époque
En choisissant une mise en scène souvent distanciée, encadrée par les mouvements chorégraphiques de la comédie musicale et du film de genre (évadés, gangsters fous, road movie, mélodrame social et politique), les frères Coen imposent une forme très personnelle d’humanisme en rendant trois imbéciles émouvants et attendrissants. Ne pouvant guère trouver de place dans la société (à cause de la crise économique et de leur immense naïveté), ils trouvent une fonction dans le show-business. En n’étant pas acteurs de leur vie, mais simples interprètes des chansons des autres (celles qu’ils écoutent sur la radio du cousin de Pete), ils entrent dans le monde du spectacle et des médias (comme le politique ou le gangster) et quittent leur marginalité sociale.
La fable dénonciatrice des tares de l’Amérique – d’hier et de maintenant, car seuls les accessoires et les vêtements ont changé, mais pas les mentalités : secte, pénitencier, KKK dont l’idéologie n’a pas totalement disparu –, s’achève par une morale grinçante et acerbe qui tient lieu de beau pied de nez libertaire de la part des auteurs du film. Même si la dernière petite fille au bout de la ficelle s’arrête sur les rails en rêvant à une autre liberté.
Noël Simsolo
Mort annoncée d’un art de vivre
“La supposée légèreté des frères Coen n’aura jamais été, en apparence, aussi flagrante que dans ce film, et à ce point factice. On l’aura compris, ce n’est pas seulement une vallée du Mississippi qui s’apprête à être engloutie. Une culture, un art de vivre fondé sur l’absurde, la superstition et le mythe vont être balayés. Aussi impressionnant soit-il visuellement, [O’ Brother] est d’abord un film sur le langage, sur une manière d’énoncer qui, elle aussi, va disparaître. C’est la dimension la plus authentiquement homérique de ce film. « Les gens cherchent des réponses », dit Big Dan Teague, le cyclope du film. « Mes filles cherchent des réponses », affirme Penny à son mari pour justifier sa mise à l’écart. « Il faut donner des réponses aux individus », soutient Ulysse.
À cela, les frères Coen répliquent par le questionnement inscrit dans leur titre : « O Brother, Where Art Thou ?– Frère, où es-tu ? »”
Samuel Blumenfeld, Le Monde, 16 mai 2000.
Des personnages plus proches de la bande dessinée que des héros antiques
“Cette maîtrise du propos, qui se retrouve dans le soin porté à la composition de chaque plan (la route comme ligne de fuite à l’intérieur du cadre) et au travail particulier sur les couleurs (désaturées sélectivement à l’étalonnage via l’ordinateur), contribue à créer cet univers à la fois réel et distancié qui reste la marque des Coen. Univers qui pousse l’humour jusqu’à l’absurde pour flirter avec le fantastique […], avant de finir dans un éclat de rire dévastateur. Rien n’est pris au sérieux, ni la condamnation à la potence des héros emportés par les eaux d’un barrage, ni une réunion du Ku Klux Klan qui vire à la mascarade comme dans une aventure de Tintin. Il faut dire qu’avec leurs tenues rayées de bagnards, Ulysse et ses deux acolytes ressemblent davantage à des personnages de bande dessinée […] qu’à de glorieux héros antiques.”
Philippe Rouyer, Positif, n° 475, septembre 2000.
Une mise en scène soumise au diktat de l’illustration
“Rien ne vient enrayer l’engrenage de la pure logique du déjà-vu, déjà-su, déjà-entendu. Le passé est là, figé dans le sépia d’une photo d’époque, jamais soumis aux interrogations du présent, défini à tout jamais. Rien n’a l’air grave, un Noir enchaîné ou une cérémonie du Ku Klux Klan n’ont rien de révoltant, ce qui est quand même un comble. Les frères Coen n’ont l’air d’être là que pour se payer une bonne tranche de rigolade. Ils ont, semble-t-il, asséché les marais putrides qui rendaient leurs meilleurs films si inquiétants derrière leur ironie glacée, n’envisagent plus la mise en scène du passé que comme tautologie, alors qu’elle avait jadis une autonomie sur le sujet du film, qui la rendait critique, décalée, directive, jamais soumise au diktat de l’illustration.”
Jean-Sébastien Chauvin, Cahiers du cinéma, n° 549, septembre 2000.
Pistes de travail
Comparer L’Odyssée d’Homère avec O’ Brother en relevant les épisodes du livre qui se retrouvent dans le film (et avec quelles différences) ; et pointer les modifications apportées au caractère d’Ulysse.
Étudier le statut social des personnages que rencontre le trio de fuyards au cours du film. Comment infléchissent-ils leur comportement ?
Désigner les moments purement musicaux et déceler leur fonction structurelle dans l’ensemble du film.
Rappeler l’origine de la musique “country”, au début du XXe siècle : une musique essentiellement rurale qui subira l’influence du “blues” pour prendre plusieurs formes comme le “country-blues” ou le “bluegrass”. Dans les années 20, cette musique traditionnelle des Blancs du Middle West bénéficie du développement de la radio et du disque (cf. O’ Brother, la radio et les « Culs trempés ») et de l’engouement des chansons de cow-boys. Le banjo des origines est remplacé par la guitare à cordes métalliques (cf. le personnage de Tommy Johnson). On y reconnaît l’influence des mélodies irlandaises et écossaises.
Pointer toutes les séquences où apparaît “l’eau” (y compris sous forme de glace dans ce plan surprenant où l’on voit un personnage affronter le désert avec pour tout bagage un bloc de glace soigneusement ficelé !) et “le feu”. Quelles sont les fonctions de ces éléments ? En quoi leurs significations sont-elles ambivalentes ?
Relever les différents types de “scènes” rencontrées au cours du film : scène musicale, scène politique, scène conjugale, scène familiale, salle de cinéma, scène policière, etc. Comment les problèmes posés sur chacune d’elles se résolvent-ils ?
Comment la salle du meeting joue-t-elle son rôle de catalyseur ?
Mise à jour : 17-06-04
Expériences
Un début de millénaire incertain
En ce qui concerne le cinéma, le nouveau millénaire commence sous le signe de l’image numérique et de la diffusion des films sur le petit écran ou en DVD. La loi du commerce règne toujours à Hollywood avec une profusion de films nourris d’effets spéciaux. Pour le meilleur (films de Tim Burton, David Fincher, James Cameron), l’inédit (Matrix, d’Andy et Larry Machowski) ou le pire. Les genres persistent dans ce contexte avec le grand retour du péplum (Gladiator, de Ridley Scott) et du space opera (Mission to Mars, Brian DePalma). On continue à exploiter le goût pour les serial killers, la comédie trash et les films d’adolescents.
Le fantastique séduit encore le public (succès des Scream, de Wes Craven, et du Sixième sens, de M. Night Shyamalan) et les metteurs en scène affirmés comme des auteurs réussissent à préserver toute leur indépendance, comme Woody Allen (La Vie et tout le reste), Clint Eastwood (Mystic River), Spike Lee (The Very Black Snow), Martin Scorsese (Gangs of New-York). Certains réalisateurs marginaux (John Waters / Pink Flamingis, Hairspray, Cry Baby…) trouvent soudain la consécration et des exilés (John Woo / Volte-Face, Windtakers) s’imposent en force. La comédie devient souvent vulgaire et grossière (Scary Movie 1 et 2, de Keenen Ivory Wayans). Avec O’ Brother, les frères Coen apporte l’antidote à ce glissement, mais le public va les bouder.
Dans le reste du monde, la confusion est forte. C’est la mode des films venus d’Orient, ce qui permet le beau retour d’Oshima (Tabou) et le succès de Kitano (L’Été de Kikijiro, Dolls). Le Danois Lars Van Treer triomphe avec une curieuse comédie musicale mélodramatique : Dancer in the Dark. Amos Gittaï interroge son pays, Israël, avec Kippour et Kedma. Le doyen du cinéma, le Portugais Manoel de Oliveira, continue imperturbablement sa route, avec Je rentre à la maison ou Le Principe d’incertitude). L’Espagnol Pedro Almodovor (Tout sur ma mère, Parle avec elle) séduit avec régularité un public ébahi. L’Italien Nanni Morreti (Journal intime, La Chambre du fils) résiste à l’ineptie ambiante dans la péninsule.
Politique, états d’âme et intimisme colonisent les écrans du cinéma d’auteur sans toujours convaincre de leur talent. On attend vainement la relève des Eustache, Fassbinder, Glauber Rocha et Carmelo Bene, d’un Jean-Claude Biette (Saltimbank) ou d’un Joao Cesar Monteiro (Va-et-Vient), tous deux disparus en 2003. Les survivants du « nouveau cinéma » tournent peu (Werner Schroeter, Paul Vecchiali, Wim Wenders). Seuls Raoul Ruiz (Ce jour-là) et les Straub (Le Retour du fils prodigue) continuent avec entêtement leurs recherches. En France, Jean-Luc Godard vient de finir ses Histoire(s) du cinéma et de nouveaux cinéastes apparaissent : Mathieu Amalric (La Chose publique), Pascal Bonitzer (Petites coupures), François Ozon (Sous le sable, Swimming Pool). Mais les valeurs sûres restent Claude Chabrol (Merci pour le chocolat, La Fleur du Mal…), Patrice Leconte (L’Homme du train), Chris Marker (Level Five), Alain Resnais (On connaît la chanson), Bertrand Tavernier (Laissez-passer) et André Téchiné (Loin, Les Égarés), qui remportent un certain succès, ainsi que Jean-Claude Brisseau (Choses secrètes), Philippe Garrel (Sauvage innocence) et Jacques Rivette (Va savoir), qui n’ont pas grand succès. Le public se rue pour applaudir Taxi, produit par Luc Besson ou Astérix, financé par Claude Berri. Le jeune cinéma se cherche et se trouve quelquefois, quitte à s’enliser dans l’académisme. Maurice Pialat et Robert Bresson viennent de mourir. L’autre grand décès, c’est celui de Stanley Kubrick dont le film posthume Eyes Wide Shut épate par sa modernité. La seule véritable progression dans le cinéma international, c’est alors la profusion de femmes qui réalisent des films.
Outils
Bibliographie
The Big Lebowski, Joel et Ethan Coel, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1998.
O'Brother, Joel et Ethan Coel, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 2001.
The Barber, Joel et Ethan Coel, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 2001.
Barton Fink, Joel et Ethan Coel, L'Avant-scène du cinéma n° 406, 1991.
Fargo, Joel et Ethan Coel, L'Avant-scène du cinéma n° 456, 1996.
J'ai tué Phil Shapiro, Ethan Coel, Ed. Olivier, 1998.
Le cinéma des frères Coen, Frédéric Astruc, Ed. du Cerf, coll. "Septième art", 2001.
"Les voyages d'Ulysse", Philippe Rouyer, Positif n° 475, 2000.
50 ans de cinéma américain, Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier, Ed. Nathan, 1991.
Le film hollywoodien classique, Jacqueline Nacache, coll. Cinéma 128, Ed. Nathan Université, 1999.
Hollywood, la norme et la marge, Jean-Loup Bourget, coll. Fac Cinéma, Ed. Nathan Université, 1998.
Histoire du cinéma américain, Brigitte Gauthier, coll. Les Fondamentaux, Ed. Hachette Supérieur, 1995.
Le cinéma anglo-américain, Freddy Buache, Ed. L'Age d'homme, 2000.
Le cinéma hollywoodien, le temps du renouveau (1970 à nos jours)coll. Cinéma 128, Ed. Nathan Université, 2003.
Vidéographie
O'Brother. Distribution ADAV n° 32 360 (VF)
Barton Fink. Distribution ADAV n° 10935 (VO)
The Big Lebowski. Distribution ADAV n° 23 136 (VO) et n° 22 994 (VF)