Rengaine

France (2012)

Genre : Comédie dramatique

Écriture cinématographique : Fiction

Prix Jean Renoir des lycéens 2012-2013

Synopsis

Paris, aujourd’hui. Dorcy, jeune noir chrétien veut épouser Sabrina, une jeune maghrébine. Cela serait si simple si Sabrina n’avait pas quarante frères et que ce mariage plein d’insouciance ne venait cristalliser un tabou encore bien ancré dans les mentalités de ces deux communautés : pas de mariage entre entre Noirs et Arabes. Slimane le grand frère, gardien des traditions, va s’opposer par tous les moyens à cette union…

Distribution

Slimane Dazi : Slimane
Sabrina Hamida : Sabrina
Stéphane Soo Mongo : Dorcy

Générique

Durée : 1h15
Tout public

Réalisation : Rachid Djaïdani
Scénario et dialogues : Rachid Djaïdani

Image : Rachid Djaïdani, Karim El Dib, Julien Bœuf, Elamine Oumara
Montage : Rachid Djaïdani, Svetlana Vaynblat, Julien Bœuf, Karim El Dib
Son : Rachid Djaïdani, Nicolas Becker, Margaux Testemale
Mixage : Julien Perez
Superviseur Musical : Steve Argüelles
Étalonnage : Elie Akoka
Production : Rachid Djaïdani, Anne-Dominique Toussaint

Autour du film

Critique sur À voir à lire du 14 novembre 2012

Attention, ceci n’est rien qu’un conte ! Situé dans un Paris contemporain et cosmopolite, Rengaine prend le réel par la voie du merveilleux : Sabrina et Dorcy s’aiment d’un amour tendre, ils sont heureux, et ils pourraient se marier et avoir beaucoup d’enfants, si n’étaient les quarante frères de Sabrina, les gardiens de la tradition qui refusent qu’une Maghrébine se marie avec un Noir (et un chrétien par-dessus le marché !). A trop résumer le film, on risque cependant d’en manquer l’essentiel : le premier long-métrage du comédien Rachid Djaïdani est tout sauf un « film de société » au sens classique du terme, qui remettrait sur le tapis, sans prendre beaucoup de risques, la question de l’étanchéité entre les communautés dans la France d’aujourd’hui. Rengaine prend son sujet au sérieux, mais en le décalant, en le prenant par les côtés les plus absurdes aussi bien que les plus sombres : ce qui ressort du récit, c’est avant tout son caractère de chronique, cette traversée d’une famille très « élargie » et fantaisiste où les personnalités et les valeurs morales ne cessent de s’entrechoquer – la galerie de personnages très incarnés donnant à la fois son ton et son énergie au film. Les frères sont chauffeur de taxi, chômeur, flic, barde moderne, et sont loin d’entretenir avec leur religion et les traditions familiales le rapport monolithique qu’on voudrait bien admettre. Slimane, le « meneur » de ces quarante frères qui part en croisade contre le mariage mixte de sa sœur, est lui-même un écorché de la vie, mis devant ses propres contradictions par sa fiancée juive, et ne traîne à travers Paris sa dégaine de Gainsbarre que parce qu’il se considère comme le héraut d’une mission susceptible de donner enfin un sens à son existence.

Caméra à l’épaule qui se rapproche à l’extrême des personnages, montage très cut, durée lapidaire, Rengaine se donne un aspect formel de film « de bric et de broc », s’accordant peu de moyens pour rester à hauteur de l’énergie des personnages – c’est un poncif pourtant ici vérifié que d’affirmer que la carrière d’acteur du réalisateur lui donne un sens du jeu et du rythme empreints de justesse. Si le scénario joue parfois à l’excès « au plus malin », les situations et les dialogues – indéniablement « vivants » et rythmés – dosent assez bien le comique absurde et l’émotion réelle (notamment dans un final étonnamment sobre) qui se dégagent du récit. En décalage par rapport au naturalisme dominant du cinéma français, Rengaine déroute par son réalisme enchanté, aux prises avec les questionnements d’aujourd’hui, et qui n’a pas pour vocation de bouleverser le spectateur, mais plutôt de le bousculer un peu. Peu d’acteurs parviennent à transformer l’essai du passage à la réalisation avec une « patte » qui s’affirme d’emblée sur le fond et la forme ; pour Rachid Djaïdani, la tentative est réussie, et l’on attend avec intérêt une suite à cette rengaine de bon ton.

Pistes de travail

Conte et corps à corps

Le sous-titre du film l’annonce clairement : Rengaine est un conte. Certes, il y a l’allusion aux Mille et Une Nuits. Quarante frères ! Un chiffre qui laisse «baba», hyperbolique, comme dans les contes… Le schéma narratif l’est tout autant, à travers la trajectoire de Slimane, en forme de parabole, avec ses saynètes à messages, ses personnages pittoresques, ses dialogues exotiques, et sa fin heureuse qui déjoue nos craintes. Mais, passé l’exemple de l’anecdote plaisante, rien de merveilleux ici. On est plutôt dans le vrai, le dur, le concret; au niveau de la rue, de ses codes et de ses querelles ethnico-religieuses, et dans une urbanité bien contemporaine et une situation conflictuelle (encore) parfaitement actuelle. Rengaine est donc un conte moderne, réaliste, philosophique. Un conte tragicomique, avec son petit théâtre d’individus en représentation qui amuse et qui (d)étonne; qui invite au débat; qui édifie et qui effraie (parfois), et qui pousse enfin au respect et à la tolérance.

Pour coïncider avec la modernité archaïque de son propos et être en empathie avec ses personnages urbains, le film cultive la forme spontanée de l’improvisation.

C’est ainsi un moyen de capter – à l’estomac – un peu de l’air du temps, rendre compte du mouvement instinctif de Slimane, parler le langage heurté de ses «lascars». Flous, cadrages, décadrages, gros plans, la caméra portée bouge sans cesse (parfois jusqu’à l’excès), s’approche au plus près des personnages, s’en éloigne, y revient, les flaire, les fouille, les explore, fait corps avec eux, attentive à la moindre vibration émotionnelle. Ainsi filmés, les corps de Dorcy et de Sabrina ne forment plus qu’un, soudés l’un à l’autre dans le beau corps à corps du cinéma pratiqué ici comme un sport de combat. Et c’est ce grand corps sensuel des deux amants réunis que Djaïdani oppose en contrechamp (en guise de face-à-face explicatif) aux va-et-vient de Slimane dont l’omniprésence exerce une violente tension sur le récit. Tension et urgence que le montage alterné, comme symptôme de la vitesse et de la disjonction dramatique, accroît pour sa part en multipliant faux raccords et ellipses.

La géographie du rejet

Si Djaïdani filme les êtres comme des paysages, ses images du couple Dorcy-Sabrina dessinent une carte de la tendresse, et celles de Slimane tracent les contours d’une géographie de l’interdit et du repli identitaire. Aussi étonnant que cela puisse paraître, ce territoire soumis à la loiraciste des frères se situe dans le nord de Paris, du côté de Belleville. Et qu’y rencontre-t-on ? Des jeunes essentiellement, de jeunes hommes sur qui pèse le poids des préjugés, des traditions, des haines recuites entre communautés. Ici, on ne se marie pas entre Noirs et Arabes – a fortiori quand on est une fille –, assène l’ombrageux Slimane, et avec lui la mère de Dorcy, indiquant par là que la situation est bloquée.La période sacrée du ramadan – propice à la compréhension et à l’apaisement – durant laquelle se déroule le film n’offre hélas aucune trêve, aucun espoir de réconciliation. Slimane est déterminé à faire obstacle à la mésalliance. Son combat contre l’amour insouciant de sa sœur et de son Roméo noir prend la forme d’une tournée, ou vaste rappel à l’ordre, des frères. Une musique syncopée, subtil mélange de jazz et de blues, en scande la marche forcée qui s’apparente bientôt à une galerie de portraits tantôt hilarants (la scène des « minorités urbaines »), tantôtinquiétants (le frère aîné, le vrai, homosexuel, comme sorti d’outre-tombe), des portraits en tout cas toujours riches d’enseignements. À tous, Slimane répète les mêmes mots, la même condamnation, la même rengaine. Sans craindre d’être lui-même en contradiction avec ses principes liberticides. Car Slimane aime une juive, la belle Nina, qui l’aidera in fine à «briser ses chaînes ».

Mais, avant cela, le metteur en scène nous laisse entrevoir l’autre film auquel nous avons échappé. Une vraie fausse scène de torture, où l’on voit Dorcy mis à mort sur une chaise électrique par des bourreaux masqués, fait d’un coup sombrer Rengaine dans le tragique le plus sordide. Un « coupé », crié par l’apprentie cinéaste qui «emploie » Dorcy dans son court métrage, désamorce le piège du faux raccord dans le rire. Cependant, cette démonstration de la croyance comme pratique de la manipulation nous invite à méditer sur ce à quoi peuvent conduire le rejet d’autrui, le mépris des religions, le danger du communautarisme.

Appel à la tolérance

C’est à un formidable état des lieux que nous convie Djaïdani à la suite de son héros Slimane. Chacune de ses rencontres est en effet l’occasion pour le cinéaste d’apporter une pièce supplémentaire à l’édifice cinématographique qu’il érige sans tabou au nom du dialogue entre les communautés. Sans tabou parce que, d’étape en étape, il nous donne à voir un aspect inédit des rapports entre deux groupes sociaux souvent présentés (au cinéma ou ailleurs) comme victimes du racisme et de l’intolérance. Or là, c’est d’eux-mêmes que ces groupes sont victimes. Victimes de leurs différences cultu(r)elles refusées, abhorrées, violemment dénigrées. À la solidarité et à l’amitié supposées, les petits-enfants d’immigrés, des « minorités visibles » comme on dit aujourd’hui, préfèrent le déchirement. Questions de territoire ? D’existence sociale, identitaire, religieuse ? D’instinct de conservation ? De peur de l’autre, de « l’étranger » que l’autre représente toujours pour soi ? De simple racisme, bête et méchant ?

Toujours est-il que Slimane va son chemin. Et, de frère en frère, il se cogne la tête à ses propres certitudes, lesquelles sont tantôt confortées (les « zonards », le boxeur), tantôt ébranlées (le flic, le garagiste, l’homosexuel). Mais, peu à peu, des doutes surgissent. La litanie des interdits s’épuise. Slimane apprend à se connaître, finit par s’amender, se réconcilie avec « l’autre » qui est en lui (aidé paradoxalement en cela par son propre amour clandestin). Nous sommes dans un conte, avons-nous dit. L’homme aux œillères découvre son humanité in extremis et ira même jusqu’à demander pardon à celui qu’il a offensé.

Extrait du dossier pédagogique du réseau Canopé