Soif du mal (La)

États-Unis (1958)

Genre : Policier

Écriture cinématographique : Fiction

Lycéens et apprentis au cinéma 2001-2002

Synopsis

A Los Robles, ville-frontière entre les États-Unis et le Mexique, un notable meurt dans un attentat. L’enquête qui s’ensuit oppose deux policiers, Vargas, un haut fonctionnaire mexicain, et Quinlan, le chef de la police locale et, à travers eux, deux conceptions de la justice. Quinlan obéit à son intuition et forge des preuves pour faire condamner celui qu’il croit coupable. Vargas est bien décidé à le dénoncer et, après une âpre bataille – un crime, un viol et une course-poursuite nocturne –, Quinlan est abattu. On apprend finalement que son intuition était fondée.

Générique

Titre original Touch of Evil

Réalisation Orson Welles
Interprétation
Ramon Miguel Vargas ( » Mike « )/ Charlton Heston
Susan Vargas / Janet Leigh
Hank Quinlan / Orson Welles
Le sergent Pete Menzies / Joseph Calleia
Joe Grandi ( » Uncle Joe « )/ Akim Tamiroff
Tana/ Marlène Dietrich
Photographie> Russell Metty
Direction artistique Alexander Golitzen, Robert Clatworthy
Décors Russell A. Gausman, John P. Austin
Son Leslie I. Carey, Frank Wilkinson
Montage Virgil Vogel, Aaron Stell
Costumes Bill Thomas
Maquillage Bud Westmore
Musique Henry Mancini
Production Universal
Film 35 mm, noir et blanc
Durée 1 h 33 (version distribuée en 1958) ; 1 h 51 (version restaurée en 1998)
Sortie aux Etats-Unis Février 1958
Sortie en France Mai 1958

Autour du film

La Soif du mal repose sur un réseau complexe d’articulations entre l’image et le son, lequel définit un espace fantasmatique, davantage issu d’une projection mentale des personnages que de la cartographie urbaine. Welles-l’expérimentateur innove sur tous les points : usage réaliste de la musique, mise en scène des appareils sonores, traitement de la parole, mais aussi emploi d’un objectif à grand angle qui déforme les perspectives et façonne un monde à l’image du personnage qui l’habite, un policier inadapté, trop humain pour faire respecter la justice institutionnelle. Les producteurs hollywoodiens ne s’y sont pas trompés, qui ne retrouvaient pas dans cette histoire décousue leur commande initiale. La linéarité narrative alors de rigueur est éclatée en un montage parallèle qui défait les liens entre les personnages, perdus dans le dédale de ce no man’s land frontalier. Un rythme syncopé est instauré qui répond à la bande sonore jazziste du film tandis que l’espace, avec ses lieux fragmentés et projetés de part et d’autre de la frontière américano-mexicaine metaphorise les glissements identitaires des personnages, pour une vertigineuse plaidoirie contre le racisme et la corruption.
Welles détourne les règles du film noir et conduit une double réflexion sur la justice, à une échelle locale – la politique intérieure américaine – et au niveau universel – celle de la conscience morale.

(…) Orson Welles est méconnaissable : on en oublie son vrai visage, on se demande s’il n’a pas toujours eu une moustache ou une barbe, mais oui, une barbe… Là, il est glabre, pachydermique, royal et piètre ; il s’appuie sur une canne, et l’on pense d’abord, puisqu’on a vu son nom sur l’affiche comme acteur, qu’Orson Welles a eu le culot d’introduire dans l’histoire un personnage tout proche de lui, qui va masquer son arrivée, et qu’il va pouvoir apparaître sans se faire remarquer, rendu fluet par on ne sait quel costume, falot, invisible.
Mais il n’arrive plus : il a déjà fait son entrée, abusant son monde. Des lamelles d’emplâtre sont roulées sous l’œil, et il y a sur ses bajoues comme des lambeaux de barbe qui n’auraient pas pris, qui s’effilocheraient. Il joue le rôle d’un flic qui truque la vérité, dépose les pièces à conviction dans les affaires de ceux qu’il inquiète. On a étranglé sa femme, et il étrangle à son tour : pas par vengeance, mais parce qu’il reconnaît que c’est la façon la plus propre de tuer. Il continue d’aimer une fausse gitane, qui lui assure qu’il n’a plus d’avenir dans son jeu. C’est un amour de cinéma : c’est Marlene Dietrich.
Orson Welles, en deçà ou au-delà de sa composition, joue le rôle d’un homme qui est en train de faire un film, qui sait qu’il est “ quelqu’un ” (“ some kind of a man ”) – comme ces personnages de haute stature dont il a toujours peuplé ses films –, mais que les gens dans le cinéma commencent à se ficher des génies, et que ce sera peut-être son dernier film, adios. A chaque plan, il risque, non sa peau – comme sa silhouette –, mais le cinéma lui-même ; il le joue et l’invente au mépris des règles ; il le signe de sa patte (“ touch of devil ” ?) et de ses griffes. Fracassant de beauté et de dureté. L’agonie d’un lion. Le roi des rois dans cette martyrologie qu’est, selon Gilles Deleuze (cf. L’image mouvement), l’histoire du grand cinéma.
Hervé Guibert, Le Monde, 27 juillet 1984

Pistes de travail

La maîtrise de la mise en scène ouvre quantité de pistes d’analyse, tant le film dynamite les codes hollywoodiens de l’époque et invente de nouveaux modes de représentation :

  • Les personnages, qui obéissent chacun à des techniques et des registres de jeux différents, de l’auto-parodie revendiquée à l’improvisation, évoluent par paires et sont définis selon leur manière d’occuper l’espace ou de circuler d’un lieu à l’autre ;
  • Les liens sonores inspirent le découpage du film et dirigent le montage ; appareil enregistreur, micro et téléphone tissent la trame de l’enquête, les conversations téléphoniques, notamment, sont détournées de leur objectif premier et redessinent la topographie du film ;
  • Le traitement des dessins et autres détails en arrière plan participe de la construction en profondeur de l’espace, tant est prégnante leur signification symbolique ;
  • Enfin, Welles réexamine le point de vue subjectif en inventant des  » raccords dans le plan  » grâce auxquels le spectateur voit ce que le personnage pressent ou imagine.

    Mise à jour : 16-06-04

  • Expériences

    La Soif du mal constitue une parenthèse dans la filmographie de Welles, au mitan d’un exil européen de 20 ans essentiellement consacré à des adaptations théâtrales ou littéraires (Othello, Le Procès, Falstaff, Une histoire immortelle), des films à thèse (Dossier secret, Vérités et mensonges) ou des réalisations de courts métrages documentaires pour la télévision. Auteur d’une œuvre trop novatrice pour plaire au grand public, artiste au caractère trop extravagant et frondeur pour amadouer les producteurs, Welles a été mis au ban d’Hollywood après La Dame de Shanghai. Il aura fallu un véritable quiproquo et l’insistance de l’acteur principal (Charlton Heston) pour qu’une major accepte de lui confier un nouveau projet. Pour autant, Welles ne déroge pas à ses principes – innover sans cesse – et ce film noir hors normes lui fermera définitivement les portes des Studios. À peine diffusé aux États-Unis, le film connaîtra en Europe un succès public et critique, couronné par plusieurs prix.

    L’esthétique de l’écriture et de la peinture chinoise traverse souterrainement le film. La mobilité de la caméra, notamment dans la première séquence, sa manière de monter et de descendre, de tracer des ombres et des déliés évoque le geste manuel de l’artiste chinois, réalisé en un élan, la main levée, le bras non appuyé, sans retouche, ni reprise. La courbe, l’ondulation, très présentes dans les compositions orientales, sont également deux motifs récurrents du film, soit que les espaces sont entièrement conçus selon eux, soit que l’objectif arrondisse les lignes et incurve les angles. Enfin, la variété de la densité des teintes, dérivées du noir, semble résulter d’un savant dosage, comparable à celui du peintre chinois, qui imbibe son pinceau d’eau pour travailler l’onctuosité et la fluidité de l’encre et obtenir ainsi quantité d’effets – de sorte que les plans de paysage s’en réfèrent moins aux images convenues de l’Ouest américain qu’aux paysages méditatifs de la peinture chinoise.

    Outils

    Bibliographie

    Orson Welles, André Bazin, coll. "Septième art", Ed. du Cerf, 1972.
    Orson Welles, Alain Bergala (dir.), Ed. Cahiers du cinéma, 1986.
    Orson Welles, Maurice Bessy, coll. "Cinéma d'aujourd'hui", Ed. Seghers, 1986.
    Orson Welles. La règle du faux, Johan-Frédérik Hel-Guedj, Ed. Michalon, 1997.
    Orson Welles cinéaste : une caméra visible, Youssef Ishaghpour, Ed. La Différence, 2001.
    Orson Welles, Barbara Leaming, Ed. Mazarine, 1986.
    Moi, Orson Welles, Orson Welles et Peter Bogdanovich, Belfond, 1993.

    La soif du mal, Whit Masterson, Ed. Christian Bourgeois, 1981.
    La soif du mal, L'Avant-scène Cinéma n° 346-347, 1986.
    Henri Mancini et La Soif du mal, François Thomas, Positif n° 452, 1998.

    Films

    Citizen Kane, Orson Welles de Radha-Rajen Jaganathen,Makiko Suzuki
    Bernard Herrmann de Joshua Waletzky
    Affaire Dominici par Orson Welles (L') de Christophe Cognet
    Welles Angels de Jean-Jacques Bernard