Catégorie : Extraits
Identification de la séquence : 01h39’15 à 01h47’35 (8 minutes et 20 secondes).
Ouverture au noir. La voiture des trois jeunes arpente la montagne corse dans la nuit. Le lendemain, ils arrivent au port. Michel embarque sur le bateau qui doit le faire quitter l’île pour le régiment et la guerre en Algérie, après l’insouciance des vacances. Les deux philippines lui disent adieu de la main. Le paquebot est en mer. Fin du film.
Le travail du son est central dans cette séquence. Musiques et bruits contribuent grandement à la construction de la scène finale qui vient exposer le sens du titre » Adieu Philippine « . Points de vue et points d’écoute multiples et divers participent à l’alternance du » proche » et du » lointain « .
La musique : rythmée, joyeuse, façon yé-yé, elle accompagne Michel qui reprend le volant en direction du port (Liliane lui demande de se dépêcher pour ne pas qu’il rate son bateau ; Michel lui répond, énervé, qu’il s’en fiche et qu’il n’est pas à un jour près).
Fondu au noir (fermeture et ouverture) : dans la vallée, au loin et dans la nuit, on aperçoit la voiture qui sillonne la petite route escarpée (on la suit du regard grâce à ses phares). La musique est toujours présente, plus lointaine, comme si on l’entendait résonner dans la montagne, de l’emplacement en hauteur qui nous permet d’admirer le panorama. Ainsi, le son provient bien de l’autoradio du véhicule et le point d’écoute est confirmé car la source est identifiable par la prise de recul. Puis, l’intensité du son augmente une fois le port en vue (la hauteur du chant également, plus aigu cette fois-ci). De jour, un travelling pris depuis la vitre latérale de la voiture fixe le bateau et un autre, frontal, nous fait entrer sur les quais (par une grande porte fortifiée). La musique stoppe quand l’avertisseur du bateau fait irruption, comme un appel au départ qui se fait de plus en plus proche. La discussion entre les trois personnages est sourde (ils parlent mais on ne les entend pas ; une musique et les bruits de la foule en fond sonore sont audibles ; ils sont à la fois proches et loin de nous’). Les plans de l’embarquement, caméra épaule, provoquent une mise à distance. Des plans de foule, de la file d’attente, rappellent ceux qu’un touriste aurait pu prendre avec son caméscope pour immortaliser la fin de ses vacances et son retour en métropole. Le statut documentaire de ces plans plonge un peu plus Michel dans l’anonymat et accentue le mélange des deux dimensions du film : une légère (pour les vacances) et une plus grave (pour le départ à la guerre). La caméra suit Michel jusqu’au pont du navire. Comme lui, nous quittons, nous spectateurs le film, cette histoire, en quittant la Corse. Le bateau démarre et commence à s’éloigner du quai. Une nouvelle musique surgit » U lio di roccapina « . Les plans sont plus larges et se diversifient. Ainsi, à 1 heure, 43 minutes et 46 secondes, la caméra n’est ni sur le quai ni sur le bateau. Elle a pris ses distances comme pour mieux montrer, de plus loin, les adieux. Mais c’est l’alternance qui prime. Du bateau, des quais, ou depuis une autre embarcation en mer sans doute, la caméra ne privilégie plus aucun point de vue précis comme pour généraliser, dépersonnaliser ce départ, l’inscrire dans une sorte de vision documentaire et politique (et plus du tout affective et en lien direct avec le récit). Ainsi, ce départ de Calvi est une métaphore du départ pour l’Algérie. A l’époque, la censure interdisait de montrer un bateau d’appelés partant pour l’Algérie. Pour cette fin, Jacques Rozier avait prévu d’utiliser le thème musical corse » U lio di roccapina « , chant ancien du sud de la l’île évoquant le départ au régiment. Coup du hasard, lors du tournage du départ du Cyrnos à Calvi, la Compagnie Générale Transatlantique diffuse ce thème (qui débute lorsque le bateau commence à partir). Jacques Rozier demandera à faire passer ce morceau en boucle jusqu’au départ du bateau. Le film est tourné en muet, le son sera re-synchronisé au montage puis repris de façon orchestrale lorsque le Cyrnos s’en va et prend son cap vers le large. Mais, pour Jacques Rozier quand les deux filles courent sur les remparts, cela ne fonctionne plus : le tempo visuel des deux filles en pleine course ne correspond plus à celui de la musique. Sur les suggestions d’une chanteuse corse présente au montage et engagée pour la chanson » Il monta la fronta « , il utilise un couplet de celle-ci, chanté en mineur et en récitatif. Ainsi, malgré le tonus accumulé durant le film, la fin devient tragique. Michel a donné rendez-vous à celle des deux jeunes filles qui sera capable de l’attendre mais c’est bien par un adieu aux inséparables amies que se termine le film. Les mouchoirs blancs agités par les » philippines » permettent de les suivre du regard un plus longtemps’¦ mais » ce n’est pas qu’un au revoir « ⦠comme le suggère le titre du film, il s’agit bien d’un adieu, qui comme tous les adieux ne laisse supposer aucun lendemain pour ces trois personnes. La succession des trois musiques permet le passage du proche au lointain, de la légèreté à la gravité, de la comédie frivole au drame intime politique à la fois intime et collectif.