Catégorie : Extraits
La première rencontre entre Hans et Cleopatra (00:01:43 – 00:04:27 (chapitre 1 du DVD)
« Freaks s’ouvre sur l’un des regards les plus lourds de conséquences de l’histoire du cinéma, celui de la trapéziste Cléopâtre à Hans, le nain »
— Jean-Pierre Oudart, « Humain, trop humain », Cahiers du cinéma, n°210, mars 1969
1. Fondu enchaîné. Plan américain filmé en contre-plongée de Cleopatra effectuant son numéro ; assise sur son trapèze, elle se balance légèrement, et regarde, en souriant, sur le côté et vers le bas, en direction du hors champ, manifestement vers les spectateurs puis finalement vers l’endroit où se tiennent, au plan suivant, Hans et Frieda.
Cleopatra est d’ores et déjà présentée comme une créature des airs et comme une séductrice, caractéristiques que le film ne va pas cesser de développer.
2. Plan américain des nains Hans et Frieda. Debout entre deux pans de chapiteau, ils se tiennent à celui-ci et regardent le numéro de Cleopatra qui se déroule hors champ. Frieda, la première, commente ce qu’ils voient, exprimant sa fascination : « Elle est superbe, tu ne trouves pas, Hans ? » ; la réponse de son fiancé ne se fait pas attendre : « Je n’ai jamais vu grande femme plus belle. » Frieda réagit vivement à ces propos, dit qu’elle devrait être jalouse. Hans baisse pour la première fois ses yeux et regarde sa bien-aimée : il balaie la remarque de celle-ci d’un mouvement de la main et lui rétorque : « Ne dis pas de sottises. » Frieda justifie alors sa réaction en expliquant qu’elle en a vu « de ces femmes faire les doux yeux » à son Hans et, d’un ton qui suggère le contraire, elle ajoute qu’elle n’est pas jalouse. Hans arrête de regarder en l’air et se tourne vers Frieda, ce de manière plus prononcée que la première fois. Le couple échange alors un regard assez long et Hans tente de rassurer sa bien-aimée (« Frieda, ma chérie. Je n’ai d’yeux que pour une femme : celle à qui j’ai demandé d’être ma femme. »), puis il effectue une révérence avant de regarder de nouveau vers le hors champ ; sa dernière phrase revêt alors un autre sens : elle suggère qu’il va épouser Cleopatra puisqu’il n’a manifestement d’yeux que pour elle.
Lors de cette première apparition, Hans et Frieda se tiennent dans un entre-deux : entre la piste et les roulottes, le spectacle et ses coulisses… leur amour encore présent et leur désunion à venir. Surtout, le couple est déjà présenté comme séparé physiquement : il manque un lien entre eux, quelque chose qui les rassemble véritablement. Hans a beau saluer Frieda de tout son corps, c’est le futur couple Hans – Cleopatra qui est d’ores et déjà suggéré ici. Si Frieda détourne très rapidement les yeux du hors champ, Hans reste tourné vers celui-ci, apparaissant presque toujours de face, le regard concentré sur l’illusoire.
3. Plan de demi-ensemble de la piste de cirque : Cleopatra termine son numéro. Debout sur son trapèze, elle effectue plusieurs tours autour de l’axe auquel celui-ci est accroché. Fondu enchaîné.
4. Plan américain : sur la piste de cirque, Hercules effectue son numéro dans lequel il terrasse un taureau. Derrière l’athlète est aperçue une partie du public.
Le fondu enchaîné qui lie les plans 3 et 4 place, par la surimpression, Cleopatra sur le corps d’Hercules. Le montage unit ainsi d’ores et déjà deux corps qui se rencontrent et se séduisent quelques minutes plus tard ; il suggère donc une liaison affective et physique à venir. Par ailleurs, en liant les corps de Cleopatra et d’Hercules entre deux plans mettant en scène Hans et Frieda, ce fondu enchaîné indique qu’Hercules va faire écran à la relation entre Cleopatra et Hans et annonce la formation d’un couple à trois.
Cette première vision d’Hercules est à rapprocher de celle finale : un homme blessé rampant à terre, attaqué et poursuivi par les phénomènes. Au fil du récit, il passe donc de l’homme terrassant un animal à la bête traquée par des humains qu’il a eu tort de considérer, notamment, comme des animaux.
5. Reprise du cadre du plan 2 : Hans et Frieda se tiennent toujours côte à côte. Dès le début du plan, Frieda est appelée par son palefrenier ; les deux nains se retournent en direction des coulisses, mais, très vite, Hans regarde de nouveau du côté de la piste, tandis que Frieda l’che la toile du chapiteau et se dirige vers le palefrenier. Un travelling avant permet de la suivre qui rejoint son poney et il est finalement couplé à un panoramique qui resserre le cadre sur Frieda et son animal ; ces mouvements de caméra excluent Hans du plan. L’écuyère vérifie la sangle de son poney, parle au palefrenier et se retourne finalement.
En se rendant dans les coulisses, Frieda laisse le champ libre à l’arrivée, au plan suivant, de Cleopatra. Dès lors, entre les deux nains, rien ne sera plus comme avant.
6. Plan moyen : Hans, désormais seul, est du côté des coulisses. Il l’che les deux pans du chapiteau et recule pour laisser passer Cleopatra qui sort de piste. Celle-ci tient l’un des pans du chapiteau, se retourne et regarde toujours en direction du spectacle, tout en se tenant du côté des coulisses. Elle ne paraît pas remarquer Hans qui est tout près d’elle et la dévisage de la tête aux pieds.
7. Plan rapproché de Cleopatra : elle tourne sa tête et paraît surprise, manifestement d’apercevoir Hans qui se tient hors champ.
8. Plan rapproché de Hans : il bascule doucement sa tête de gauche à droite et regarde d’un air gourmand, empli de désir, Cleopatra qui se tient hors champ.
9. Reprise du cadre du plan 7 : Cleopatra sourit, se tourne lentement vers le chapiteau et ne l’che celui-ci que pour saisir sa cape qu’elle commence à retirer de ses deux mains.
10. Reprise du cadre du plan 6 : Cleopatra l’che sa cape, ressaisit les deux pans du chapiteau et regarde vers la piste. Hans ramasse au sol la cape et la présente à la trapéziste.
Ayant remarqué l’intérêt que lui porte Hans, Cleopatra se joue de lui en effectuant un effeuillage, certes minimaliste, mais tout à fait efficace : en lui tendant la cape, Hans montre déjà qu’il est prêt à se mettre à son service, à devenir une marionnette manipulable à loisir.
11. Plan américain : Frieda est assise sur son poney. Apparaissant de face, elle affiche un air sombre et regarde la scène qui se déroule hors champ ; sa fascination pour Cleopatra est bien loin !
Frieda est désormais une spectatrice : du jeu de séduction de Cleopatra à l’égard de Hans comme, plus largement, de la vie de son bien-aimé. Elle occupera cette position jusqu’à la fin du récit et ses retrouvailles avec Hans.
12. Reprise du cadre des plans 6 et 10 : Cleopatra se tourne vers Hans en souriant, joue la surprise, s’arrête un instant, puis pivote sur ses jambes et se penche légèrement en arrière afin de présenter son dos au lilliputien qui tient sa cape et la regarde également le sourire aux lèvres.
13. Reprise du cadre des plans 7 et 9 : Cleopatra finit de se retourner et sourit largement en laissant s’échapper un petit rire.
Il y a manifestement ici la volonté d’effectuer un raccord mouvement, de lier les plans 12 et 13 par le retournement de Cleopatra, mais cela conduit à un faux raccord : Cleopatra avait déjà fini de se retourner au plan précédent. Cependant, symboliquement, ce faux raccord se marie bien avec le petit rire de Cleopatra, sorte de mauvais (r)accord dans le jeu de la trapéziste qui a pour conséquence, au plan suivant, de rompre provisoirement le charme de Hans.
14. Reprise du cadre du plan 8 : Hans affiche un regard sombre et baisse ses mains (qui tiennent la cape) ; il demande à Cleopatra s’il la fait rire.
Ce plan est le seul du film dans lequel Hans, avant d’avoir finalement les yeux ouverts par le repas de noces, envisage que Cleopatra se moque de lui.
15. Reprise du cadre des plans 7, 9 et 13 : Cleopatra se tourne vers Hans et – feignant la ? – surprise dit à Hans qu’elle ne rit pas de lui.
16. Reprise du cadre des plans 8 et 14 : Hans, le regard toujours sombre, dit qu’il est heureux que Cleopatra ne se moque pas de lui et lorsqu’elle lui demande pourquoi elle rirait de lui, il répond : « Les grands rient de moi. Les petits n’éprouvent rien, selon eux. »
Dès le début du film, il est donc question de la moquerie supposée de Cleopatra à l’égard de Hans. Celui-ci paraît ici clarifier la situation, mais il n’en est rien : ayant compris l’importance du désir qu’elle suscite chez lui, Cleopatra ne cessera pas de se jouer du nain avant de le manipuler davantage lorsqu’elle apprendra l’existence de sa fortune. Les moqueries à venir de Cleopatra, notamment lors du repas de noces, sont donc déjà en germes ici.
17. Reprise du cadre des plans 6, 10 et 12 : Cleopatra se baisse à hauteur de Hans. Ce dernier place la cape sur les épaules de la trapéziste et celle-ci retient ses deux mains, le remercie, ferme ses yeux et colle sa tête contre la sienne, ce qui n’empêche pas Hans de continuer d’afficher un regard sombre.
Un travelling avant permet de se rapprocher et de resserrer le cadre (celui-ci passe du plan moyen au plan américain) autour des deux personnages et sur ce qui est alors en train de se dérouler : un jeu de séduction outrancier proposé par Cleopatra et accepté par Hans.
18. Plan américain : assise sur son poney, Frieda regarde en direction du hors champ. Le regard toujours noir, elle bouge légèrement sa tête et effectue une moue de dégoût. La voix de Cleopatra se fait entendre : « Vous êtes si gentil, monsieur. »
19. Reprise du cadre de la fin du plan 17 : Dès le commencement du plan, Cleopatra regarde vers sa gauche, en direction du hors champ, de Frieda. Elle se relève et un panoramique bas-haut suit son mouvement. Elle quitte Hans (qui a retrouvé son sourire fasciné), se dirige vers le hors champ et rejoint Frieda assise sur son poney ; un panoramique gauche-droite permet de suivre son déplacement. Arrivée devant l’écuyère naine, elle en touche le tutu mais celle-ci lui demande fermement de ne pas le faire tout en la repoussant de sa main droite. Des coups de sifflet se font entendre ; Frieda fait alors signe à son palefrenier d’avancer et elle sort du plan en passant devant Cleopatra. Celle-ci sourit davantage, manifestement amusée, et regarde Frieda s’éloigner.
20. Reprise du cadre des plans 17 et 19 : Frieda quitte les coulisses sur son poney en s’engouffrant à travers les deux pans du chapiteau. Elle passe devant Hans qui la regarde – avant de finalement tourner sa tête – et elle ne cesse de fixer, d’un regard toujours aussi sombre, en direction du hors champ, là où se tient Cleopatra.
21. Reprise du cadre de la fin du plan 19 (mais le plan américain est ici légèrement plus serré) : Cleopatra continue de regarder en direction du hors champ. Elle retourne finalement vers celui-ci ; face au nain, elle se baisse de nouveau et lui propose de venir la voir afin de prendre l’apéritif, puis elle lui pince affectueusement la joue droite ; un panoramique droite-gauche permet de saisir sa marche, puis un panoramique haut-bas la suit se baissant. Tout sourire, Hans la salue en la remerciant – alors qu’elle quitte le champ -, réajuste sa veste, saisit les deux pans du chapiteau, se retourne et regarde en direction du hors champ où doit se tenir Cleopatra, puis il s’engouffre entre les deux pans du chapiteau et rejoint probablement la piste.
Ce plan est le premier dans lequel Cleopatra traite Hans comme un enfant (elle lui pince la joue) et cette attitude de la trapéziste s’accentue au cours du récit.
Par ailleurs, en se baissant une nouvelle fois pour se mettre à la hauteur de Hans, Cleopatra lui fait croire qu’elle s’adapte à lui alors qu’elle l’entraîne encore davantage dans son jeu. Mais cette position va s’imposer à Cleopatra : comme elle refuse d’appartenir à la tribu des phénomènes par l’union et en devient un par la violence (d’une tempête… ou des phénomènes), elle est en définitive contrainte à quitter son trapèze pour le sol ; devenue femme-canard, elle est exhibée dans un box (où elle est filmée en contre-plongée). Ainsi, simuler l’empathie avec le nain la conduit finalement à être irrémédiablement ramenée à la hauteur de celui-ci.
22. Cleopatra regarde en direction du chapiteau, puis se retourne, visiblement satisfaite : d’avoir propulsé Hans et Frieda dans son jeu ? Fermeture au noir.
Derrière Cleopatra apparaissent trois clowns qui se dirigent vers le chapiteau et s’y engouffrent. Plusieurs plans de cette séquence et bien des plans du film contiennent des personnages qui apparaissent dans la profondeur du champ, évoquant des numéros non aperçus à l’écran ou certains aspects de la vie dans les coulisses du cirque.
Avec ce plan se termine la musique, assez vive, entendue durant toute cette séquence.