Enfance nue (L’)

France (1969)

Genre : Drame

Écriture cinématographique : Fiction

Archives CAC, Collège au cinéma 2008-2009, Collège au cinéma 2022-2023

Synopsis

François, dix ans, né de père inconnu, a été confié à l’Assistance publique par sa mère. « Recueilli temporaire » (RT) à Lens chez les Joigny, pour lesquels leur fille Josette demeure l’enfant privilégié, François accumule bêtises et méchancetés, au point qu’ils ne peuvent plus le supporter. François est alors placé à Hénin-Liétard chez les Thierry un couple de retraités de la mine, qui se nomment eux-mêmes « Pépère » et « Mémère ». Il y trouve deux autres « recueillis temporaires », Raoul, quinze ans, et une petite fille, Valérie, et semble parfois s’intégrer à cette nouvelle famille chaleureuse et patiente ; cependant, de brusques accès d’agressivité lui font commettre de nouveaux délits. La mort de l’aïeule, « mémère la vieille » le touche particulièrement. Peu de temps après, par jeu, il provoque un accident de la route. Sa famille d’accueil avoue son incapacité à éduquer François qui est immédiatement placé dans un centre de rééducation. Les Thierry reçoivent une lettre du garçon qui dit se forcer à bien travailler pour espérer pouvoir revenir chez eux à Noël peut-être…

Distribution

Michel Tarrazon / François
Marie-Louise Thierry / Mme Thierry, Mémère
René Thierry / Mr Thierry, Pépère
Marie Marc / Mémère la vieille
Henri Puff / Raoul
Linda Guttemberg / Simone
Raoul Billerey / Robby
Pierrette Deplanque / Josette
Maurice Cousseneau / Letillon
Claire Thierry / tante Claire
Yolande Coleau / la convoyeuse

Générique

Réalisation : Maurice Pialat
Scénario et dialogues : Maurice Pialat
Adaptation : Arlette Langmann
Image : Claude Beausoleil (Eastmancolor)
Cadreur : Oleg Tourjansky
Son : Henri Moline
Montage : Arlette Langmann
Scripte : Alice Lecomte
Assistant réalisateur : Denis Epstein
Production : Parc Film (Mag Bodard) ; Films du Carosse (François Truffaut) ; Renn Productions (Claude Berri) ; Parafrance Films (Samy et Jo Siritzki)
Directrice de la production : Véra Belmont (Stephan Films)
Distribution : Parafrance Films
Format : couleurs
Durée : 1h22
Sortie en salles (Paris) : 22 janvier 1969

Autour du film

Analyse de séquence

Dans ce film culte, qui est aussi son premier long métrage, le cinéaste dépeint l’histoire de François, un jeune adolescent placé en famille d’accueil. Située au milieu du film, la séquence de l’école proposée ici offre une première piste pour comprendre grâce à différents procédés cinématographiques les sentiments qui agitent le garçon. Il y est notamment question d’ellipse, de hors-champ et de panoramique.




Malgré ce que semble initier le titre même du film5, L’Enfance nue n’est pas un documentaire sur DES enfants, sur l’enfance d’une manière générale. L’Enfant public, titre qui avait été imaginé avant celui qu’on connaît, était sans doute trop proche de L’Enfant sauvage (François Truffaut) ou du Vieil homme et l’enfant (Claude Berri). Pourtant, dans ce cas et malgré les apparences, malgré le fait qu’à l’origine ce film devait être un documentaire sur l’« Assistance publique » française, il s’agit bien là d’une fiction sur UN enfant et un seul.

De la fiction et du documentaire

1- L’acteur qui joue François (Michel Tarrazon) n’est pas un enfant pris en charge par l’Assistance publique. Il n’est pas un « recueilli temporaire » comme l’est son personnage dans le film. Disons-le d’emblée : Michel Tarrazon est un acteur, certes non professionnel (comme tous ceux qui sont acteurs dans le film) mais il est acteur quand même. Certains de ses compagnons de jeu en revanche (les employés de l’administration notamment – excepté le Directeur Letillon, Maurice Cousseneau, que l’on retrouvera dans Van Gogh où il interprètera Chaponval, le chef de gare) ne sont pas acteurs. Disons qu’ils interprètent leur propre rôle à l’écran. Les Thierry par exemple, accueillent réellement des enfants dans leur foyer et ont du coup accepté de mettre leur existence au service d’un récit qui oscille sans cesse entre vérité documentaire et réalisme fictionnel. Ainsi, lorsque Mémère qui, assise sur les genoux de son « vrai » mari, raconte comment elle en est venue à accueillir des enfants sous son toit (00 »39’55), la fiction s’enrichit d’un vécu appartenant à autant sinon plus à Marie-Louise Thierry qu’au personnage de Mémère. A la demande de Raoul, elle se confie. Une seule prise est faite ; ce sera la bonne. La scène tient au miracle car, la femme se livre, ne peut tricher et fait l’expérience d’une scène non préparée. Idem pour Pépère lorsqu’il raconte ses histoires de guerre à François (il sort ses médailles, ses photographies, etc.). Encore une fois ici, ce n’est plus Pépère, le personnage, qui s’exprime mais bien l’homme, René Thierry, qui se prête au jeu de la caméra. Les larmes qui surgissent ne pourraient être artificielles. Elles sont arrachées à un morceau de réel que le cinéma se doit de venir capter, solliciter, provoquer à défaut de pouvoir l’attendre ou l’espérer. Pialat utilise ce récit personnel pour nourrir une fiction qui se doit d’accepter ces moments de déprises, ces parenthèses documentaires.


2- Aussi, les principaux écueils de la mise en scène relèvent de cette posture qui consiste à mélanger acteurs (professionnels ou non, disons ayant un peu d’expérience) et personnes issues de l’environnement filmé. Après la première crise de François (lorsqu’il casse la porte de sa chambre – 00 »39’00), on sent les Thierry assez maladroits avec leur texte (pour le coup écrit car nécessaire à la tension dramatique du récit)…tout comme la secrétaire de l’Assistance publique qui, derrière son bureau, jette quelques regards à la caméra et récite platement quelques phrases censées exposer la démarche administrative relative à l’adoption (00 »23’50). Mais le plus souvent, l’émotion parvient à s’imposer malgré tout et surgit alors un moment grâce, unique, qu’aucun scénario à la structure trop rigide n’aurait amener au récit : dans le train qui ramène les enfants au foyer, une assistante explique à une plus jeune quel est son métier, quelles furent ses premières années. Elle faire part de son désarroi, de sa souffrance devant autant d’injustice, devant le malheur vécu par ces jeunes enfants. Elle n’est pas actrice ; elle ne doit certainement pas savoir que François n’est pas des leurs, qu’il n’est pas un vrai enfant de l’Assistance publique. Pialat aurait-il volontairement caché cela pour que la discussion entre les deux soit la plus naturelle possible ? Ainsi, la femme, généreuse, offre au récit une véritable digression documentaire complètement déconnectée de la nécessité narrative qui accompagne le parcours de François, alors en retrait, silencieux, la tête contre la vitre du compartiment, l’esprit ailleurs. Un moment de « pur documentaire » est venu s’inviter dans la fiction portée par le jeune François. D’autres viendront aussi : on pense évidemment à la scène du mariage à travers la posture ethnographique d’un cinéaste qui voulu aussi scruter les mœurs et coutumes sociales d’une région française (le Nord) à une certaine époque (les années 1960).


« Le mal est fait »

1- On l’a souvent écrit au sujet des films de Pialat mais L’Enfance nue en est sans doute l’exemple le plus représentatif : le récit ne s’embarrasse pas de la psychologie, des explications narratives, des effets « causes-conséquences » qui viennent généralement, comme dans tout film de fiction, affirmer une ligne dramatique indispensable au film, au parcours des personnages et du spectateur. Déjà L’Enfance nue fait la proposition d’une narration lacunaire, pleine de trous, d’absences, de béances, d’incompréhension quant aux actes du garçon ; car ce qui intéresse Pialat, au montage plus précisément, c’est la confrontation des séquences entre elles, l’accumulation de blocs, souvent indépendants les uns des autres et qui vont au bout du compte faire monter la tension, saisir le spectateur dans son ressenti, sa perception physiques plus qu’intellectuelles du récit. La logique narrative est sacrifiée au profit d’une conception poétique. Comme l’explique Jacques Aumont, auteur d’un écrit indispensable à celles et ceux qui décideront d’approcher de plus près ce film : « Ce qui saisit, dansL’Enfance nue, c’est l’apparente incohérence des enchaînements, ceux des gestes de François et ceux des plans entre eux. Vers le début du film, un plan fixe montre François jouant avec sa « sœur » ; la caméra regarde la petite fille, de face, son chat noir sur les genoux, par-dessus l’épaule, en amorce de François.

Le plan dure assez longtemps, les enfants y échangent les banalités liées au jeu (« bientôt gagné », « à toi ») jusqu’à ce que, de façon un peu imprévue, la partie se termine brusquement (par la violence de François).

Le plan suivant montre François frottant furieusement, contre le mur des toilettes, la montre qu’il a volée au bureau de tabac, puis essayant de la fracasser sur la cuvette des W-C, sans succès, et la jetant dans l’eau (autre plan unique, presque fixe). Un peu plus loin, un autre raccord cut : à la fin d’un plan, la « mère », excédée, envoie François dehors (« reste pas là comme un idiot, allez, débarrasse-moi le plancher »), aussitôt un second plan introduit le groupe des gamins dans la cage d’escalier, François tenant le chat (« t’es pas cap’ »), visant soigneusement, lâchant.

Le second de ces raccords peut paraître vouloir démontrer quelque chose : François se vengerait sur le chat de la froideur maladroite de la mère (et peut-être davantage : du fait qu’elle ne puisse plus être Mère). Mais le premier raccord, et généralement les brutales transitions désormais typiques du style Pialat, interdisent de lire ces consécutions comme des conséquences, mais de la maintenir comme absente : ce n’est pas seulement que le film est lacunaire (un récit lacunaire n’empêche pas, voir Hitchcock, les causalités d’être accentuées, soulignées, même « expressionnistes »), c’est qu’il évacue absolument tout ce qui pourrait faire diagnostic (…). »6




2- Nous devons la formule à Jean Narboni : « le mal est fait ». Ainsi, rien n’est expliqué, aucun geste, aucun acte car non seulement rien ne peut expliquer un tel comportement (« je crois qu’il est malade » se contentera de dire Pépère). Lorsque François jette le chat de Josette du haut des escaliers, certains pourront raccorder et invoquer la jalousie ; d’autres pourront (et ils auront certainement raison aussi) mettre ce geste ignoble sur le compte d’une blessure, d’une fracture lointaine qui leur est et leur sera toujours inconnue.

« Poser la question de la cause, pour Pialat, cela veut dire d’abord éloigner les causes les plus immédiates, refuser qu’elles puissent être considérées comme efficientes. Cela concerne évidemment l’écriture du scénario, et les personnages devront apparaître capricieux, ou déboussolés, leurs gestes et leurs actions ne devront jamais recevoir d’explication simple, jamais, surtout, on ne devra (on : nous, spectateurs), connaître à la fois ces gestes et ceux auxquels ils peuvent répondre, ni ceux qu’ils peuvent déclencher.

Cela concerne donc aussi l’économie narrative et filmique, et c’est la raison fondamentale du style abrupt. Lorsque commence la scène, ou très souvent le plan, il n’y a aucun moyen de savoir ce qui va s’y passer, simplement parce que les causes immédiatesont été coupées, que l’on prend les choses juste après. Ce n’est même pas que Pialat montre la cause après l’effet, comme a pu le prôner Bresson, c’est qu’il ne montre pas la cause du tout, et ne la montrera jamais. Pourquoi Jean s’énerve-t-il de la sorte, tout de suite, en filmant dans les rues de la petite ville de Camargue ­[Martigues ?] ? Pourquoi François s’excite-t-il ainsi, à casser dans les cabinets la montre volée ? Il a dû se passer quelque chose, la tension a dû monter, mais on arrive quand déjà la moutarde est dans la mayonnaise. Comme dit Jean Narboni, « le mal est fait ». »7

Le monde est tel qu’il est : cruel. Le mal est fait et la cause, l’explication, l’origine des actes des François, ne seront jamais élucidés et ne devront pas l’être.

Ainsi, la structure de L’Enfance nue est le résultat d’une succession de « blocs narratifs » qui ne se répondent pas forcément les uns les autres, qui assument leur autonomie, leur fonctionnement propre et qui au final, dressent par petites touches, par accumulation de traits plus ou moins reliés entre eux, la description, le portrait d’un être malmené que le narration malmène aussi en découpant sèchement, parfois brutalement l’itinéraire et les actions.

5. Les titres des films de Pialat peuvent en ce sens déconcerter. Nous ne vieillirons pas ensemble rompt d’emblée la possibilité d’un enjeu narratif ; A nos amours revêt une dimension très « générale » ; Le Garçu propose un récit où le personnage du « garçu » n’existe quasiment pas ; déjà le court-métrage L’Amour existe prenait à contre-pied le spectateur en lui présentant bien des choses…sauf l’amour que semblait annonçait son titre ; etc., etc.

6. Jacques Aumont, « Chutes – Note sur Allemagne, année zéro et L’Enfance nue – » in Vertigo n°3, Editions Avancées cinématographiques et Vertigo, 1988.

7. Jacques Aumont, « Les causes perdues » in Maurice Pialat, L’enfant sauvage, catalogue dirigé par Sergio & Tassone Aldo, Editions Muséo Nazionale del Cinéma, Torino ; France Cinéma, Firenze ; Admiranda, Institut de l’Image, Aix en Provence, Collection Lindau, Turin, octobre 1993, p. 120.

Vidéos

Enfance nue (L’)

Catégorie :

[Extrait à diffuser sur le Web : autorisation accordée par Véra Belmont (Stephan Films) et Sylvie Pialat].

Extrait diffusé avec l’accord des « ayants droits ». Que soient remerciées Mesdames Véra Belmont (Stephan Films) et Sylvie Pialat pour leur autorisation et leur soutien.
Identification de la séquence : 00’’14’19 à 00’’19’23 (soit cinq minutes environ).
Ne pouvant plus supporter François, les Joigny se débarrassent de François. Il ira dans une autre famille d’accueil (la seconde, chez les Thierry).
La séquence analysée démarre au moment où Robby Joigny part au travail à l’aube et dépose discrètement un billet à François qui fait semblant de dormir ; elle se termine au moment où Simone Joigny replie le cadeau que François lui a offert avec l’argent de Robby.
Cette séquence est construite sur la logique d’une boucle. L’argent donné par l’un (Robby, le mari) sera finalement réinvesti par François pour l’autre (Simone, la femme).
En quatre temps, nous nous proposons de définir à présent les enjeux singuliers qui fondent un certain rapport au monde et une certaine vision de la fiction propre au cinéaste
La question de la cruauté, propre à ce cinéma, présente dans chacun des films de Maurice Pialat, se dévoile de diverses manières, à différents endroits, selon divers procédés analysés dans cette séquence à travers le choix de cette séquence.

Le premier départ de François / 00’’14’19 (François au lit) à 00’’19’23 (fondu au noir).

Robby Joigny donne de l’argent à François, comme cadeau de départ. François s’en sert pour acheter un foulard à Mme Joigny qui l’embrasse avant son départ définitif en voiture.

1- Cette séquence illustre à quel point le principe de la cruauté innerve tout le cinéma de Maurice Pialat. Ce dernier s’en était expliqué à la sortie de Nous ne vieillirons pas ensemble (1972) : « mes personnages aimeraient qu’on les aime alors qu’ils font tout pour être détestés. » Ainsi, le François que l’on connaissait jusqu’à présent (voleur, sournois, menteur, violent), prend tout le monde à défaut (Simone Joigny mais le spectateur également) quand il décide d’utiliser l’argent de Robby pour l’achat d’un cadeau pour celle qui l’aura tant haï et qui est l’origine de son expulsion. François est gentil certes, prouve qu’il a du cœur et nous attriste mais ce moment montre aussi à quel point il est cruel (le mot « pervers » serait sans doute trop fort)… tout comme peut l’être d’une certaine manière le cinéaste qui refuse l’émotion la plus confortable qui soit, la plus claire qui puisse être. On est touché par le geste de François mais gêné par la situation dans laquelle il met Simone qui, sans doute, pourra culpabiliser, se souvenir quoi qu’il en soit de ce petit garçon au caractère ambivalent qui habita un temps les murs d’une maison qui le rejeta. A travers un seul geste finalement (et tellement peu de paroles), c’est toute la personnalité d’un être en souffrance qui apparaît lors de cette scène.

« La cruauté, le mal n’est pas dans tel ou tel personnage, pas plus qu’il n’est dans tel acte plutôt que dans tel autre. C’est une cruauté à double détente et à double sens. Le cadeau d’adieu de François est sans nul doute une demande d’affection et de pardon mais surtout un geste qui met implicitement Simone en accusation quelle que soit la conscience qu’en ait l’enfant). Passé le premier moment d’émotion et de culpabilité, cette « agression » ne peut produire chez elle que ce durcissement et la volonté d’effacer jusqu’au souvenir même de François, qui se trouve ainsi doublement expulsé. »1

2- Une fois le cadeau offert, François monte dans une voiture et regarde fixement Simone, sans baisser le regard. La thématique de l’abandon, si chère au cinéaste, prend ici tout son sens, toute sa force et surgit le drame de la disparition mais aussi celui de la l’cheté et de l’impuissance des adultes à s’occuper d’un enfant « pas comme les autres ». Un simple regard suffit à désigner ce qui fut à l’origine d’un film que Pialat aura du mal à considérer comme autobiographique tout en admettant quand même qu’il est très personnel.2

Le regard de François, derrière la vitre de la voiture, ne serait-il pas celui du jeune Maurice qui voyait partir ses parents en fin de semaine et confronté comme lui au drame de l’abandon ?

« Ce plan du visage, du regard surtout, de l’enfant derrière la vitre de la voiture, sans en avoir le statut technique, est des rares gros plans du film (et même de l’ensemble de l’œuvre de Pialat) par son insistance (durée comme redoublement du cadre dans la cadre). Tout autre cinéaste que Pialat – y compris de talent – aurait arrêté cette longue (près de vingt minutes) ouverture sur ce climax affective. La marque propre du cinéaste est dans ce qui suit, dans le prolongement implacable de la séquence vers sa véritable conclusion. »3

3- La très belle analyse de Joël Magny nous renvoie immédiatement à la suite de la séquence. Le geste y est encore plus parlant. Comme l’explique Joël Magny, n’importe quel cinéaste aurait arrêté la séquence du départ de François sur son regard (superbe fin de première partie avant que ne s’ouvre une autre partie du récit) ; n’importe quel cinéaste aurait sans doute coupé juste après ce travelling arrière pris depuis le pare-brise de la voiture. En effet quelle fin de séquence plus belle, plus dramatique que ce regard de François qui amène au point de vue subjectif ? La caméra se retrouve dans la voiture, à la place de François et une identification spectatorielle s’avère possible. Mais, et c’est là toute la singularité de cette séquence, Maurice Pialat, contre toute attente préfère revenir vers Simone. Décision inattendue car l’affaire semblait réglée d’un point de vue strictement narratif (François est exclu ; il part ; elle lui dit au revoir ; POINT). Pialat revient vers la femme et la suit à l’intérieur de chez elle. Pourquoi revenir sur Simone alors que le mouvement de caméra qui précédait, privilégiait l’éloignement ? Il s’agit bien d’un retour qui vient comme enfoncer le clou pour désigner avec encore plus de force, la cruauté de la femme qui n’est pas parvenu à devenir une mère, du moins pour François.

4- En toute logique, l’émotion du départ n’en aurait été que plus forte si Pialat avait décidé de couper après le travelling subjectif (comme il le fit à la fin de La Gueule ouverte – 1974 – qui propose un très long travelling depuis la plage arrière de la voiture de Philippe et Nathalie). Sauf que Pialat refuse la logique narrative. Une déviation, une courbe, une trajectoire biaisée est nécessaire et s’impose. Le récit et donc le spectateur sont mis bel et bien mis à l’épreuve lorsqu’au lieu de rester avec François dans la voiture ou d’embrayer sur la suite (la scène du train par exemple qui aurait pu venir plus rapidement), Pialat décide de s’attarder comme pour mieux finaliser le traitement qui est fait de Simone.

Ainsi, la femme revient, plie le papier du cadeau reçu de François et débarrasse la table. Ces gestes quelconques ne le sont plus et prennent une toute autre ampleur, une toute autre signification lorsque arrive le nettoyage du bol…celui que François utilisait au petit-déjeuner.

Simone passe ce bol sous l’eau, le nettoie avec insistance sous l’eau, la main. Art du déplacement métonymique3 que Pialat maîtrisait plus que tout autre cinéaste : « le ménage est fait » ; « bon débarras » ; « adieu ! ».

« Simone se détourne et revient dans la cuisine : elle replie l’emballage du cadeau et nettoie le bol de François. Cette coda n’ajoute rien à la définition des personnages ou à la connaissance de leur psychologie. Tout a déjà été dit lorsque, la veille, au coucher, Simone a confié à Robby : « J’espère que l’assistante sera là de bonne heure. » »4

Le geste du bol lavé, précisément, est lourd de sens et invite à l’interprétation, comme si chez Pialat, rien ne pouvait se dire, comme si le corps devait parler lui aussi. Rien n’est dit par la parole ; un simple geste de la main suffit à désigner la vision désenchantée, pessimiste, cruelle d’un monde qui ne peut, qui ne sait accepter les enfants comme François.

1. Joël Magny, Maurice Pialat, Editions de l’Etoile/Cahiers du cinéma, Collection « Auteurs », Paris, 1992, p. 41.

2. Cf. rubrique « Autour du film ».

3. Joël Magny, Maurice Pialat, op. cit., p. 40.

3. La « métonymie » serait un virement de la signification. En déplaçant le sens d’une action, on la conforte, on rehausse sa signification. Ainsi, le geste du bol que l’on lave marque avec force le statut du personnage de François qui n’a de place nulle part, qui n’a l’attention de personne.

4. Joël Magny, Maurice Pialat, op. cit., p. 40.

Pistes de travail

Cinq pistes de travail sont proposées et correspondent à cinq ateliers distincts qui permettront d’aborder le film sous différents angles, à la fois diversifiés et complémentaires.

– 1. Atelier : « quelle place, quel rôle, quel statut pour la caméra ? »

Maurice Pialat opte pour des choix de réalisation tempérés qui privilégient la fixité du cadre, les plans larges (aucun gros plan ou rapproché excepté dans la voiture lorsque François quitte le foyer des Joigny) et une distance préservée de sorte que le spectateur ni soit ni complice ni témoin trop lointain du récit qu’on lui raconte. Le dispositif énonciatif se fonde donc sur la construction d’un point de vue distancié qui :

  • impose un placement précis de la caméra (celle-ci est « à la bonne distance », ni trop lointaine, ni trop proche et empêche par là même une trop grande implication affective du spectateur).

[Exemple : à partir de 00’’35’50 : bagarre dans les toilettes de l’école]

  • impose également des cadres fixes – et pas ou peu de mouvement (excepté à 00 »17’43 par exemple), larges, très composés qui laissent toute leur liberté aux corps (la caméra s’adaptant aux mouvements des personnages et non l’inverse, comme toujours chez Maurice Pialat).

[Exemple : à partir de 00’’51’48 : scène d’intérieur, une parmi d’autres, nombreuses]

  • impose enfin des angles de prises de vue qui déterminent une certaine symétrie mais surtout un équilibre pour que jamais, un personnage ou un groupe de personnages ne soit privilégié plus qu’un autre.

[Exemples : à partir de 00’’39’55 : discussion avec Mémère assise sur Pépère]

En insistant sur ces trois points et en les illustrant d’extraits (ceux qui sont notamment proposés dans les lignes précédentes), il s’agira d’expliquer aux élèves que le cinéaste a choisit de capter, de « présenter » plus que de « représenter » ; et de faire en sorte finalement que la caméra puisse montrer et non pas SE montrer. Les choses, les êtres, le monde est là… pourquoi vouloir les modifier, les amplifier, les trafiquer, les édulcorer, etc. même pour le cinéma, art de la captation, qui doit s’enrichir du réel et ne pas forcément l’enrichir pour ses artifices, ses présences et des choix de mise en scène qui le fondent ?

La posture « pialatienne » consiste bel et bien à respecter le réel dans toute sa richesse et sa platitude aussi, quitte à ce que le « vide » s’empare parfois du récit…

– 2. Atelier : « description sociologique »

A partir d’extraits filmiques précis, il s’agira de questionner le film dans la représentation qu’il offre de l’environnement, des environnements, dans lesquels évoluent les personnages.

Ainsi, vous désignerez la pertinence du travail réalisé par le cinéaste sur :

  • l’ancrage géographique du récit (régional – le Nord de la France notamment ; à travers les paysages principalement – tristes, sombres et rudes ; à travers l’accent des personnages également).

[Exemples : à partir de 06 »00 »00 et 00 »12’08 pour la rudesse des lieux ; 00’’17’40 pour les paysages du Nord ; 00’’41’53 pour l’accent]

  • l’ancrage topographique du récit (choix des lieux : terrains vagues, carrières, jardins ouvriers, rues anonymes, espaces transitoires, etc.) et la manière dont le spectateur est invité à se déplacer d’un lieu à un autre (voitures, trains qui innervent le récit et accompagnent le parcours de François).

[Exemples : à partir de 00’’48’00 et 01’’10’15]

  • l’ancrage social du récit à travers l’analyse de la parole (élocution, expressions langagières) ; l’analyse des décors (tapisseries, meubles, objets, etc.) ; du milieu ouvrier, de la représentation des clans et de leurs rites, d’une époque et de ses modes de vie.

[Exemples : à partir de 00’’30’40 et 01’’20’21]

Il s’agira enfin de faire le repérage des indications spatio-temporelles révélées dans le film par les personnages ou les images (plans introductifs : manifestations de Mai 1968 ; accompagnatrice du train qui donne quelques précisions géographiques, etc.).

– 3. Atelier : « du montage »

L’Enfance nue propose une structure narrative chaotique, lacunaire parfois, faite d’ellipses, de ruptures, de béances qui donne le sentiment d’un éclatement général et ce, en accord finalement avec le parcours sinueux du jeune garçon.

Ainsi, vous pointerez quelques choix d’enchaînements qui mettent à l’épreuve la fluidité de la narration, à la fois dans son déroulement mais également dans la perception que l’on peut en avoir ; exemples :

  • Suite à la crise de François qui casse la porte de sa chambre à grands coups de pieds, Pialat propose immédiatement après une scène où l’on découvre l’enfant en train d’aider Pépère à la réparer. A cette scène pleine de tension succède une autre où le dialogue, le calme et l’échange verbal s’imposent. L’ellipse permet ici de créer un effet de rupture entre deux états complètement différents.

[Exemple : à partir de 00’’37’30]

  • François et Raoul sont dans au lit. Ils se battent (s’amusent) ; puis d’un seul coup Pialat coupe, préférant ainsi ne pas aller au bout de l’action. Le plan suivant montre Raoul endormi durant la nuit. Il se lève et voit passer prêt de son visage un poignard lancé par François depuis le couloir. S’en suit une autre bagarre où le grand frère gifle celui qu’il qualifie de « gangster. » Enfin, le plan suivant montre Mémère en train de menacer François… est-ce qu’elle le fait à cause de l’histoire du poignard ?

Cette séquence [à 00 »44’06] permet ainsi de voir à quel point Pialat coupe dans le « chou du plan » (expression proposée par Serge Toubiana) ; ainsi, le cinéaste commence ses séquences ou les terminent toujours en coupant l’action au plus haut de son intensité comme si les préliminaires ou les conclusions n’avaient pas leur place dans l’élaboration de sa narration (idem pour les scènes du chat qu’on jette du haut des escaliers ou de la bagarre dans les toilettes qui n’ont, pour ainsi dire, ni véritablement de début ni véritablement de fin).

Débuter ou terminer dans le « chou du plan » revient à appliquer une saignée dans la narration afin de la tordre, de la rendre plus percutante, énergique par ces choix de montage.

  • [A 01 »05’05]. Lorsque Raoul fait écouter du Wagner à François sur son mange-disque, la musique a un premier statut : elle est « in » (en effet, elle provient de l’appareil et est écoutée par les deux enfants – le point d’émission et celui de la réception sont ainsi localisés). Puis, la séquence qui suit (la mort de Mémère la vieille) s’empare de cette musique qui devient « off »… un glissement est opéré et ce morceau classique passe d’une statut à un autre, d’une fonction une autre entre le moment où les deux garçons vivent une discussion pleine de complicité et celui où il s’agit de vivre, de manière déplacée, le drame qui se joue dans la pièce voisine. (Le plan de Mémère la vieille allongée dans son lit [à 01 »05’19] rend possible cette transposition portée par le son).

Dans cette séquence, la musique relie les deux séquences, les deux espaces, les deux sentiments, les deux états vécus par les personnages. Le montage par le son et plus précisément par la musique, vient cimenter la narration qui nous habitue généralement à davantage de ruptures spatio-temporelles.

– 4. Atelier : « vivre avec et contre les autres »

François entretient différentes relations avec les personnages qu’il côtoie.

Il s’agira, dans cet atelier, de déterminer quels types de rapports il entretient avec :

  • Josette (sa « sœur », présente chez les Joigny) – jalousie, vengeance, etc. Il s’agira dans ce cas précis de donner du sens au geste de François qui tue le chat ; de comprendre également comment il est considéré par ses parents nourriciers (il n’a pas de chambre, etc.).
  • Raoul (son « frère » chez les Thierry) – complicité, compétition, amitié virile semblent sous-tendre cette relation.
  • Pépère et Mémère – testés dans leur autorité, dans le respect et l’affection qu’ils dégagent et que François veut bien leur accorder par moments (il embrasse Pépère et se laisse attendrir par le morceau de cake que Mémère lui offre).
  • Les enfants avec qui il traîne à l’extérieur : vol, bagarre, provocation d’un grave accident : tout cela montre qu’ils ont une mauvaise influence sur lui.
  • Le Directeur Letillon, pour qui François a du respect voire une certaine crainte tant il sait que son parcours dépend des prises de décisions de cet homme.

– 5. Atelier : « vers l’oralité »

François reste plongé dans un mutisme qui rend l’analyse de son caractère et de ses comportements impossibles, indescriptibles, insaisissables. Il ne dit rien, ne répond (presque) jamais lorsqu’on lui adresse la parole et ne s’exprime pas spontanément sauf à quelques exceptions que l’on pourra déceler et de commenter en s’appuyant sur trois axes précis :

  • Il s’agira tout d’abord de noter les moments où François ne répond pas quand on lui parle afin de déterminer les raisons pour lesquelles il reste plongé dans son silence (souvent après avoir fait une bêtise, après une bagarre, en présence du Directeur de l’« Assistance publique », dans le compartiment du train face à l’assistante ou encore face à Mémère lorsqu’il revient dans un piteux état).
  • Il s’agira également de déterminer les moments où François parle spontanément (en présence de Raoul ou de Mémère la vieille, deux personnages avec qui il entretient une grande complicité : et évidemment à la fin du film où, il parvient, par le biais d’une lettre qu’il envoie aux Thierry, à prendre la parole – en « off », à se raconter, à exprimer ses désirs, ses sentiments, etc.
  • Il s’agira enfin de déterminer les moments où François fait parler les autres (Mémère la vieille surtout et d’autres enfants avec qui il fait « les 400 coups »). Preuve qu’il peut s’intéresser aux autres, échanger.

Il est vivement conseillé aux enseignants de prendre connaissance du texte de Laurence Giavarini qui s’intéresse à la place de la parole dans le film. Texte disponible à l’adresse suivante : http://www.maurice-pialat.net/giavarini.htm et écrit initialement pour l’ouvrage Leur premier film – d’Orson Welles à Zhang Yi Mou –, éditions Aléas (Lyon, 1993) à l’occasion du Festival du Premier Film d’Annonay 1993.

Rémi Fontanel, le 15 juillet 2008

Expériences

« Pour en revenir àL’Enfance nue, c’est plutôt l’abandon de l’enfance. On a toujours cru que j’étais un enfant de l’assistance publique. Je ne me félicite pas souvent, mais j’en profite pour me féliciter de ne pas avoir fait là le sempiternel film sur ses souvenirs d’enfance et d’adolescence, genre Diabolo menthe et compagnie, les histoires de touche-pipi….

On a cru que c’était autobiographique. Cela dit, cette enfance blessée était quand même la mienne d’une certaine façon. Le malheur d’une enfance ne vient pas des conditions sociales ou matérielles. Moi, matériellement, ça allait assez bien, mes parents ne m’ont pas maltraité, ils m’aimaient beaucoup et je le sentais, mais il y avait cette carence. Quand je fais ce premier film en 68, j’ai 43 ans mais je suis encore comme un adolescent. On dit bien que certaines personnes restent enfants toute leur vie. »8

Lorsqu’il est petit (dès l’âge de 4 ans), le jeune Maurice est confié à ses grands-parents durant la semaine. Ses parents travaillaient dur, ne savaient pas l’élever, « ne savaient pas comment ils devaient s’y prendre avec cet enfant » (racontera Micheline Pialat, première femme du cinéaste)9. Ils le déposent chaque dimanche soir et le récupèrent le vendredi. Tous les dimanches, le petit Maurice pleure toutes les larmes de son corps, se sent abandonné par ses propres parents. Il en restera marqué à jamais. Jusqu’à leur mort, il ne pourra leur pardonner. II expliquera à Michel Denisot10 combien il ne fut pas fier de son attitude lorsqu’il décida à son tour, adulte, de les abandonner, comme par vengeance (inconsciente). Le trauma « pialatien » prend racine dans ce double ratage de l’existence où parents et enfants n’ont pu se parler. Ce thème de l’abandon qui innerve L’Enfance nue naît de cet épisode personnel qui ne cessera de réapparaître sous diverses formes dans la suite de son œuvre cinématographique.

Ainsi, en 1968, Maurice Pialat réalise son premier long-métrage, L’Enfance nue et ce sous l’influence de Louis Lumière. En effet, la découverte des premières vues Lumière à la cinémathèque de Paris – et plus particulièrement Le Repas de bébé –, fut une révélation pour Maurice Pialat. Il est alors émerveillé par la magie qui déborde de ces petits films où des gens, sans le savoir, sont filmés pour la première fois et acceptent ce vol de l’existence.

Ce sentiment-là, il le recherchera toute sa vie, au fil de son œuvre et dès son premier long-métrage. Ce désir de capter un moment inédit et inattendu, fut l’une de ses obsessions et surtout l’une de ses plus fortes exigences face auxquelles il ne se dérobera jamais.

Au départ, il y eût le projet d’une enquête, qui devait déboucher sur un documentaire sur l’enfance de l’« Assistance publique » française (la D.D.A.S.S aujourd’hui). Mais c’est finalement une fiction qui s’impose. Si le scénario est livré à temps, peut-être pour rassurer les producteurs engagés dans cette aventure (en l’occurrence François Truffaut avec Les Films du Carrosse et Claude Berri avec Renn Production)11, la suite est différente, plus difficile.

La période de tournage est repoussée maintes fois ; Maurice Pialat n’est pas prêt même si cela fait des années qu’il attend ce moment. Pas prêt, pas sûr de lui, peur de décevoir, peur de se décevoir…? Toujours est-il, qu’il demande à Arlette Langmann (la sœur de Claude Berri) de réécrire l’histoire. La fiction se forge au fil des jours, au fil des rencontres, au fil des histoires racontées par les personnes présentes dans le film qui apportent beaucoup au scénario qui se doit d’être malléable, extensible, ouvert à tous les possibles.

Très vite, Maurice Pialat sait qu’il ne faudra pas compter sur ces acteurs, assistants, techniciens ou producteurs pour arriver à ce qu’il veut. Les acteurs comptent plus que tout. C’est sur eux que repose l’acte créatif.

Mais sait-il au moins ce qu’il veut ? Il attend tout de la vie, du tournage, de ses aléas et de ses moments imprévus et incontrôlés…. Tout ce qui est trop écrit, trop figé, trop imperméable, sera évité, refusé, effacé.12

« Un tournage est un moment que l’on essaie d’agripper. Au cours d’un tournage, il doit se passer quelque chose, sinon le film est un échec », dira t-il un peu plus tard.

Le tournage de L’Enfance nue est difficile. Maurice Pialat doit faire ses preuves et se bat contre tous ceux qui ne comprennent pas sa façon de travailler. Il faut attendre et faire confiance à ce qui peut jaillir à tout moment et du coup, mettre de côté des méthodes de travail trop fabriquées ; ne pas tourner en rond, refuser la facilité du tournage et donner une force dramatique inespérée au film, faire confiance aux acteurs non-professionnels afin qu’ils puissent aller au-delà de leur propre texte. Pialat en demande beaucoup. Trop pour certains qui sen plaindront et qui quitteront ses tournages (cela deviendra une habitude).

La « méthode Pialat » (y a-t-il vraiment une « méthode Pialat » ?) trouvera ses marques, se perpétuera et s’affirmera au fil des années, au fil des films. L’Enfance nue fait acte d’expérimentation à ce qui deviendra plus tard une maîtrise artistique sans conteste.

Aussi, sur L’Enfance nue, même si la pellicule manque, reste chère et doit être économisée, le réalisateur refuse souvent de couper trop tôt pour laisser quand même aux acteurs, la possibilité de s’exprimer davantage, dans la durée, alors que cela n’était pas forcément prévu au départ (au moment du scénario). Parfois sa méthode crée des situations instables, insupportables pour le reste de l’équipe, pour la production.

« Ca a éclaté dès le premier film. Le premier tournage a été infernal, comme le seront après les tournages de tous mes films. Je dis bien : tous. A chaque fois pour les mêmes raisons. Comme quelqu’un qu’on laisserait au volant pour ensuite s’efforcer de la faire sortir de la route. Je vous assure que je n’ai pas le complexe de la persécution.

Dans le cas de L’Enfance nue, ça venait de l’hostilité des gens de l’équipe. Des gens qui ne devraient pas être là, qui ont toujours barré quelqu’un comme moi. Il faut obtenir un certain pouvoir, sinon ça ne passe pas. A l’époque de L’Enfance nue, je n’avais pas une miette de pouvoir. Les soi-disant producteurs sur ce film étaient des kapos, des flics, qui étaient là pour me surveiller. »13

Malgré tout, de ces moments pénibles naîtront des scènes sublimes, comme si la souffrance et la douleur du tournage étaient indispensables à la création « pialatienne ». « Pialat prenant le café avec les époux Thierry, les écoutant parler de ce qu’a été leur vie, du temps de l’Occupation, de la Résistance, de leurs enfants, les vrais et les autres, puis disant doucement « maintenant on va tourner, madame Thierry si vous voulez bien vous asseoir sur les genoux de votre mari et dire encore ce que vous venez de me raconter…». »14

Il réussit à faire un film magnifique avec la complicité de ses acteurs (non-professionnels) et notamment de M. et Mme Thierry qui interprètent leur propre rôle.

Les producteurs (Mag Bodard avec Parc Film en premier) souhaitent que le film soit monté par une personne expérimentée (Albert Jurgenson sera pressenti). Maurice Pialat refuse et impose que son film soit monté par Arlette Langmann et Bernard Dubois (ami d’enfance de cette dernière et également assistant sur le film) ; toujours ce désir de rester neuf et de ne pas emprunter le chemin trop facile qui conduirait à réaliser une œuvre trop attendue.

La première version présentée dure quatre heures. Les producteurs n’ont jamais rien vu de tel. Evidemment, Pialat doit couper, sacrifier des scènes (parfois importantes) ; il se résout à détruire des moments superbes (notamment une discussion entre deux ouvriers qui aurait dû ouvrir le film est abandonnée en cours de route, tout comme le passage de François dans une seconde famille d’accueil, juste avant son arrivée chez les Thierry). Le montage est long, éprouvant. Arlette Langmann (assistée de Bernard Dubois) travaille souvent la nuit et dort souvent sur place. Maurice Pialat, très exigeant, sait ce qu’il ne veut pas voir ; pour autant sait-il vraiment ce qu’il veut ? Il se moque de toute idée de continuité narrative. Le récit se construit sur une succession de scènes profondément humaines. L’important ne se situe pas dans la cohérence immédiate d’une histoire construite de manière homogène ; le film doit puiser sa force dans l’accumulation de moments qui n’ont pas forcément de liens directs les uns avec les autres. Au montage, Maurice Pialat essaie, démonte, reconstruit ses enchaînements, tâtonne, teste de nouvelles choses… une seule certitude : la vérité de l’acteur…tout ce qui fait faux devra être supprimé, tout ce qui est trop calculé sera éliminé. Il part, revient en salle de montage, donne de nouvelles consignes et sen va à nouveau…pendant plus de six mois, chaque semaine, une séance de projection est organisée en présence des producteurs.

Au fil des discussions, des essais, de plusieurs nuits interminables, le film L’Enfance nue est enfin monté dans sa version définitive.

Le film est présenté à la Mostra de Venise, aux Festivals de New York et de Londres ; il obtient le Prix Jean Vigo (1969) et le Prix San Giorgio. Il sort en salle le 25 janvier 1969. L’accueil critique est très bon. La presse salue la naissance d’un cinéaste âgé de 43 ans et dont le parcours professionnel se bouclera en 1995, avec l’histoire d’un autre petit garçon, son fils cette fois-ci, prétexte, ultime mouvement vers la quête assumée du père.

8. Entretien avec Maurice Pialat par Christian Fevret et Serge Kaganski.

« Des petits miracles » in Les Inrockuptibles, numéro double n°52, hiver 1994 (les albums de l’année 1993), pp. 76-92.

9. Entretien avec Micheline Pialat, D’épouse à gouvernante : portrait de Micheline Pialat in DVD La Gueule ouverte ; film figurant dans le second coffret consacré à l’œuvre du cinéaste.

10. In Mon zénith à moi, émission télévisée (entretien) consacrée à Maurice Pialat et présentée par Michel Denisot, réalisée par Alexis Bouriquet, produite et diffusée par la chaîne Canal + en 1992 (durée : 50 min.).

[Ce document est édité en tant que bonus au sein du DVD Van Gogh, film figurant dans le premier coffret consacré à l’œuvre du cinéaste]

11. C’est François Truffaut, émerveillé par L’Amour existe, qui incitera Claude Berri à produire L’Enfance nue, le premier long-métrage de Maurice Pialat.

12. « Avec la science d’un Flaherty rôdé aux méthodes modernes du cinéma-vérité, mais aussi une netteté et un équilibre de vision rares dans le cinéma spontané, Pialat invite à vivre ses Nanouks artésiens. Chaque amateur, « jeté à l’eau », trouve tout seul les mots et les gestes qu’il sent nécessaires à l’intérieur d’une situation donnée mais qui lui est familière : un caractère surgit, prend forme et consistance, lui-même enfin en quoi le cinéma le fixe. »

Tailleur Roger, « L’Enfance nue » in Positif n°100-101, décembre 1968-janvier 1969.

13. Entretien avec Maurice Pialat par Christian Fevret et Serge Kaganski. « Des petits miracles », op. cit.

14. Pascal Mérigeau, Pialat, Editions Grasset & Fasquelle, Collection Biographie, Paris, 2002.

Outils

Bibliographie

Amiel Vincent, Van Gogh de Maurice Pialat, Editions Atlande, Collection Clefs concours – Cinéma, Paris, 2006. [Etude critique du film Van Gogh].
Baecque (de) Antoine (sous la direction de), Dictionnaire Pialat, Editions Léo Scheer, Paris, 2008. [Approche critique en diverses entrées couvrant la vie et l’œuvre du cinéaste].
Fontanel Rémi,Formes de l'insaisissable – le cinéma de Maurice Pialat, Editions Aléas, Lyon, 2004. [Essai critique sur l’ensemble de l’œuvre du cinéaste].
Jardonnet Evelyne, Poétique de la singularité au cinéma. Une lecture croisée de Jacques Rivette et Maurice Pialat, Editions L'Harmattan, Collection Champs Visuels, Paris, 2006. [Essai critique et croisée des œuvres de Maurice Pialat et de Jacques Rivette].
Magny Joël, Maurice Pialat, Editions de l'Etoile/Cahiers du cinéma, Collection "Auteurs", Paris, 1992. [Monographie – Le Garçu exclu].
Merigeau Pascal, Pialat, Editions Grasset & Fasquelle, Collection Biographie, Paris, 2002. [Biographie de Maurice Pialat].
Philippon Alain,A nos amours, Editions Yellow Now, Collection Long Métrage, Bruxelles, 1989. [Etude critique du film A nos amours].
Predal René, A nos amours – étude critique, Editions Nathan/HER, Collection Synopsis, Paris, 1999. [Etude critique du film A nos amours].
Toffetti Sergio & Tassone Aldo (catalogue collectif dirigé par), Maurice Pialat, L’enfant sauvage, Editions Muséo Nazionale del Cinéma, Torino ; France Cinéma, Firenze ; Admiranda, Institut de l’Image, Aix en Provence, Collection Lindau, Turin, octobre 1993. [Approche thématique de l’œuvre de Maurice Pialat].

Aumont Jacques, « Chutes - Note sur Allemagne, année zéro et L'Enfance nue » in Vertigo n°3, Editions Avancées cinématographiques et Vertigo, Paris, 1988.
Baroncelli (de) Jean, « L'Enfance nue » in Le Monde, 25 janvier 1969.
> Bonnaud Frédéric, « Enfance de l'art » in Les Inrockuptibles n°30, du 1er au 7 novembre 1995.
Casals Elsa, « L'Enfance nue » in Le Dauphiné libéré, 16 février 1969.
Cervoni Albert, « L'Enfance nue » in France Nouvelle n°1211, 22 janvier 1969.
Cervoni Albert, « L'Enfance nue - la vérité au sommet" in Cinéma 69 n°134, mars 1969.
Chevassu François, « L'Enfance nue » in La Revue du cinéma n°226, mars 1969.
Comolli Jean-Louis, « L'Enfance nue », article écrit dans le cadre du programme intitulé Histoire du cinéma français, un cycle de films diffusés à l’initiative des Cinémas de recherche, Paris, 1970.
Giavarini Laurence, « L'Enfance nue » in Leur premier film d’Orson Welles à Zhang Yi Mou –, Festival du Premier Film d’Annonay, Editions Aléas, Lyon, 1993.
Grousset Jean-Paul, « « L'Enfance nue » – (Elle ouvre les yeux sur les pupilles) » in Le Canard enchaîné, 29 janvier 1969.
Landrot Marine, « L'Enfance nue » in Télérama n°2389, 25 octobre 1995.
Loucelles Jacques, « L'Enfance nue » in Dictionnaire du cinéma– les films, Editions Robert Laffont, Collection Bouquins, Paris, 1992.
Louris Guillaume, « L'Enfance nue » in Téléciné n°165 (fiche filmographique n°515), 1969.
Magny Joël, « L'Enfance nue » in Cahiers du cinéma n° spécial « 100 films pour une vidéothèque », hors-série décembre 1993.
Oudart Jean-Pierre, « Au hasard Pialat » in Cahiers du cinéma n°210, mars 1969.
Predal René, « Maurice Pialat » in 900 cinéastes français d'aujourd'hui, Editions du Cerf, 7e Art, Paris, 1988.
Rabine Henry, « L'Enfance nue » in La Croix, 13 février 1969.
Renaud Tristan, « A l'image du réel – « L'Enfance nue » de Maurice Pialat » in Les Lettres françaises, 29 janvier 1969.
Rochereau Jean, « L'Enfance nue » in La Croix, 29 août 1968.
Siclier Jacques, « L'Enfance nue » in Les Fiches "voir".
Tailleur Roger, « L'Enfance nue » in Positif n°100-101, décembre 1968-janvier 1969.

La totalité des œuvres picturales de Maurice Pialat (21 huiles sur toile et aquarelles ainsi qu’une douzaine de dessins) est répertoriée dans un catalogue intitulé Maurice Pialat peintre et édité par l’Institut Lumière (Lyon, 2003, 54 pages).
Amiel Vincent & Herpe Noël, « Maurice Pialat : 1925-2003 » in Positif n°505, mars 2003.
Amiel Vincent, « Le montage à l'œuvre (3) : Pialat ou les correspondances » in Esthétique du montage, Editions Nathan, Collection "Nathan Cinéma", Paris, 2001, pp. 93-108.
Curoz Frank, « Maurice Pialat : la tendance métonymique et l'exigence du captage » in Styles filmiques. 2 : Les Réalismes – Cassavetes, Forman, Kiarostami, Loach, Pialat –, volume n°69 de la collection Études cinématographiques, Editions Lettres Modernes Minard, Paris, 2005.
Tesson Charles, « Pialat 1925-2003 », numéro spécial des Cahiers du cinéma n°576, février 2003 (« Pialat peintre », « Propos inédits », « Rencontre Pialat/Godard en 1984 », « Témoignages », "Documents" et « Analyses »).

Web

www.maurice-pialat.net propose informations, analyses et intégralité des références concernant l’œuvre cinématographique et picturale de Maurice Pialat.

DVD

Le premier volume de l'œuvre de Maurice Pialat en DVD a été édité en 2004 par Gaumont vidéo. Ce premier coffret de 9 DVD (supervisé par Serge Toubiana), comporte 5 films du cinéaste : Nous ne vieillirons pas ensemble (1972); A nos amours (1984);

Police (1985);

Sous le soleil de Satan (1987);

Van Gogh (1991).
Ce coffret contient également : un livret de 48 pages (synopsis, notes d'intention, entretiens, affiches) et le roman Nous ne vieillirons pas ensemble (118 pages, 1972).

Le second volume de l'œuvre de Maurice Pialat en DVD a été édité en 2005 par Gaumont vidéo. Ce second coffret de 11 DVD (supervisé par Serge Toubiana), comporte 5 films du cinéaste (L’Enfance nue (1968);

La Gueule ouverte (1974);

Passe ton bac d’abord (1978);

Loulou (1980) et Le Garçu (1995), le feuilleton La Maison des bois (1970) (7 épisodes) et 10 courts-métrages (dont ceux tournés en Turquie). Le coffret contient également un livret de 68 pages comprenant les commentaires de Maurice Pialat sur chacun des films, les résumés, les affiches, des photographies de tournage, ainsi que des documents inédits tirés des archives de la veuve du cinéaste, Sylvie Pialat.

Film sur Maurice Pialat (non présent dans les coffrets DVD)

Anne-Marie Faux et Jean-Pierre Devillers, Maurice Pialat, l'amour existe, documentaire consacré à Maurice Pialat et ses œuvres (picturales et cinématographiques). Documentaire de 81 minutes coproduit par Gaumont, Les Films du Worso, l'Institut National de l'Audiovisuel en partenariat avec France 3.