Enfance nue (L’)

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[Extrait à diffuser sur le Web : autorisation accordée par Véra Belmont (Stephan Films) et Sylvie Pialat].

Extrait diffusé avec l’accord des « ayants droits ». Que soient remerciées Mesdames Véra Belmont (Stephan Films) et Sylvie Pialat pour leur autorisation et leur soutien.
Identification de la séquence : 00’’14’19 à 00’’19’23 (soit cinq minutes environ).
Ne pouvant plus supporter François, les Joigny se débarrassent de François. Il ira dans une autre famille d’accueil (la seconde, chez les Thierry).
La séquence analysée démarre au moment où Robby Joigny part au travail à l’aube et dépose discrètement un billet à François qui fait semblant de dormir ; elle se termine au moment où Simone Joigny replie le cadeau que François lui a offert avec l’argent de Robby.
Cette séquence est construite sur la logique d’une boucle. L’argent donné par l’un (Robby, le mari) sera finalement réinvesti par François pour l’autre (Simone, la femme).
En quatre temps, nous nous proposons de définir à présent les enjeux singuliers qui fondent un certain rapport au monde et une certaine vision de la fiction propre au cinéaste
La question de la cruauté, propre à ce cinéma, présente dans chacun des films de Maurice Pialat, se dévoile de diverses manières, à différents endroits, selon divers procédés analysés dans cette séquence à travers le choix de cette séquence.

Le premier départ de François / 00’’14’19 (François au lit) à 00’’19’23 (fondu au noir).

Robby Joigny donne de l’argent à François, comme cadeau de départ. François s’en sert pour acheter un foulard à Mme Joigny qui l’embrasse avant son départ définitif en voiture.

1- Cette séquence illustre à quel point le principe de la cruauté innerve tout le cinéma de Maurice Pialat. Ce dernier s’en était expliqué à la sortie de Nous ne vieillirons pas ensemble (1972) : « mes personnages aimeraient qu’on les aime alors qu’ils font tout pour être détestés. » Ainsi, le François que l’on connaissait jusqu’à présent (voleur, sournois, menteur, violent), prend tout le monde à défaut (Simone Joigny mais le spectateur également) quand il décide d’utiliser l’argent de Robby pour l’achat d’un cadeau pour celle qui l’aura tant haï et qui est l’origine de son expulsion. François est gentil certes, prouve qu’il a du cœur et nous attriste mais ce moment montre aussi à quel point il est cruel (le mot « pervers » serait sans doute trop fort)… tout comme peut l’être d’une certaine manière le cinéaste qui refuse l’émotion la plus confortable qui soit, la plus claire qui puisse être. On est touché par le geste de François mais gêné par la situation dans laquelle il met Simone qui, sans doute, pourra culpabiliser, se souvenir quoi qu’il en soit de ce petit garçon au caractère ambivalent qui habita un temps les murs d’une maison qui le rejeta. A travers un seul geste finalement (et tellement peu de paroles), c’est toute la personnalité d’un être en souffrance qui apparaît lors de cette scène.

« La cruauté, le mal n’est pas dans tel ou tel personnage, pas plus qu’il n’est dans tel acte plutôt que dans tel autre. C’est une cruauté à double détente et à double sens. Le cadeau d’adieu de François est sans nul doute une demande d’affection et de pardon mais surtout un geste qui met implicitement Simone en accusation quelle que soit la conscience qu’en ait l’enfant). Passé le premier moment d’émotion et de culpabilité, cette « agression » ne peut produire chez elle que ce durcissement et la volonté d’effacer jusqu’au souvenir même de François, qui se trouve ainsi doublement expulsé. »1

2- Une fois le cadeau offert, François monte dans une voiture et regarde fixement Simone, sans baisser le regard. La thématique de l’abandon, si chère au cinéaste, prend ici tout son sens, toute sa force et surgit le drame de la disparition mais aussi celui de la l’cheté et de l’impuissance des adultes à s’occuper d’un enfant « pas comme les autres ». Un simple regard suffit à désigner ce qui fut à l’origine d’un film que Pialat aura du mal à considérer comme autobiographique tout en admettant quand même qu’il est très personnel.2

Le regard de François, derrière la vitre de la voiture, ne serait-il pas celui du jeune Maurice qui voyait partir ses parents en fin de semaine et confronté comme lui au drame de l’abandon ?

« Ce plan du visage, du regard surtout, de l’enfant derrière la vitre de la voiture, sans en avoir le statut technique, est des rares gros plans du film (et même de l’ensemble de l’œuvre de Pialat) par son insistance (durée comme redoublement du cadre dans la cadre). Tout autre cinéaste que Pialat – y compris de talent – aurait arrêté cette longue (près de vingt minutes) ouverture sur ce climax affective. La marque propre du cinéaste est dans ce qui suit, dans le prolongement implacable de la séquence vers sa véritable conclusion. »3

3- La très belle analyse de Joël Magny nous renvoie immédiatement à la suite de la séquence. Le geste y est encore plus parlant. Comme l’explique Joël Magny, n’importe quel cinéaste aurait arrêté la séquence du départ de François sur son regard (superbe fin de première partie avant que ne s’ouvre une autre partie du récit) ; n’importe quel cinéaste aurait sans doute coupé juste après ce travelling arrière pris depuis le pare-brise de la voiture. En effet quelle fin de séquence plus belle, plus dramatique que ce regard de François qui amène au point de vue subjectif ? La caméra se retrouve dans la voiture, à la place de François et une identification spectatorielle s’avère possible. Mais, et c’est là toute la singularité de cette séquence, Maurice Pialat, contre toute attente préfère revenir vers Simone. Décision inattendue car l’affaire semblait réglée d’un point de vue strictement narratif (François est exclu ; il part ; elle lui dit au revoir ; POINT). Pialat revient vers la femme et la suit à l’intérieur de chez elle. Pourquoi revenir sur Simone alors que le mouvement de caméra qui précédait, privilégiait l’éloignement ? Il s’agit bien d’un retour qui vient comme enfoncer le clou pour désigner avec encore plus de force, la cruauté de la femme qui n’est pas parvenu à devenir une mère, du moins pour François.

4- En toute logique, l’émotion du départ n’en aurait été que plus forte si Pialat avait décidé de couper après le travelling subjectif (comme il le fit à la fin de La Gueule ouverte – 1974 – qui propose un très long travelling depuis la plage arrière de la voiture de Philippe et Nathalie). Sauf que Pialat refuse la logique narrative. Une déviation, une courbe, une trajectoire biaisée est nécessaire et s’impose. Le récit et donc le spectateur sont mis bel et bien mis à l’épreuve lorsqu’au lieu de rester avec François dans la voiture ou d’embrayer sur la suite (la scène du train par exemple qui aurait pu venir plus rapidement), Pialat décide de s’attarder comme pour mieux finaliser le traitement qui est fait de Simone.

Ainsi, la femme revient, plie le papier du cadeau reçu de François et débarrasse la table. Ces gestes quelconques ne le sont plus et prennent une toute autre ampleur, une toute autre signification lorsque arrive le nettoyage du bol…celui que François utilisait au petit-déjeuner.

Simone passe ce bol sous l’eau, le nettoie avec insistance sous l’eau, la main. Art du déplacement métonymique3 que Pialat maîtrisait plus que tout autre cinéaste : « le ménage est fait » ; « bon débarras » ; « adieu ! ».

« Simone se détourne et revient dans la cuisine : elle replie l’emballage du cadeau et nettoie le bol de François. Cette coda n’ajoute rien à la définition des personnages ou à la connaissance de leur psychologie. Tout a déjà été dit lorsque, la veille, au coucher, Simone a confié à Robby : « J’espère que l’assistante sera là de bonne heure. » »4

Le geste du bol lavé, précisément, est lourd de sens et invite à l’interprétation, comme si chez Pialat, rien ne pouvait se dire, comme si le corps devait parler lui aussi. Rien n’est dit par la parole ; un simple geste de la main suffit à désigner la vision désenchantée, pessimiste, cruelle d’un monde qui ne peut, qui ne sait accepter les enfants comme François.

1. Joël Magny, Maurice Pialat, Editions de l’Etoile/Cahiers du cinéma, Collection « Auteurs », Paris, 1992, p. 41.

2. Cf. rubrique « Autour du film ».

3. Joël Magny, Maurice Pialat, op. cit., p. 40.

3. La « métonymie » serait un virement de la signification. En déplaçant le sens d’une action, on la conforte, on rehausse sa signification. Ainsi, le geste du bol que l’on lave marque avec force le statut du personnage de François qui n’a de place nulle part, qui n’a l’attention de personne.

4. Joël Magny, Maurice Pialat, op. cit., p. 40.