Synopsis
Vers 1916, lors d’un vol de reconnaissance, le capitaine de Boëldieu et le lieutenant Maréchal sont abattus par le capitaine von Rauffenstein derrière les lignes allemandes puis transférés au camp d’Hallbach. Ils partagent une chambre avec quatre autres officiers, dont Rosenthal, issu d’une riche famille de banquiers juifs. Ceux-ci creusent depuis des mois un tunnel pour s’évader. Lorsque, au cours d’une représentation théâtrale, la reprise de Douaumont par les troupes françaises est annoncée, Français et Anglais entonnent la « Marseillaise » devant les autorités allemandes. Le jour prévu pour l’évasion, un changement de camp a lieu, ruinant le projet.
Transférés, après plusieurs tentatives d’évasion, à la forteresse de Wintersborn, commandée par von Rauffenstein et réputée imprenable, de Boëldieu et Maréchal retrouvent Rosenthal et d’autres officiers. Rauffenstein, engoncé dans un corset à la suite de ses blessures, traite Boëldieu avec une sympathie de caste. Tandis que Rosenthal et Maréchal préparent activement une nouvelle évasion, un incident incite Boëldieu à mettre au point un plan pour favoriser ce projet. Un chahut provoque un appel général dans la cour de la forteresse. Boëldieu manque : il joue de la flûte sur le chemin de ronde. Les gardes se lancent à sa poursuite pendant que Maréchal et Rosenthal s’enfuient. Rauffenstein abat Boëldieu. Les deux fuyards trouvent refuge dans une ferme du Würtemberg où une relation se noue entre Maréchal et la jeune paysanne allemande, Elsa. Les deux hommes franchissent la frontière suisse. Ils vont reprendre le combat, mais Maréchal se promet de revenir chercher Elsa.
Distribution
Maréchal / Jean Gabin
Von Rauffenstein / Erich von Stroheim
de Boëldieu / Pierre Fresnay
Elsa / Dita Parlo
Rosenthal / Marcel Dalio
Cartier, l’acteur / Julien Carette
l’ingénieur du cadastre / Gaston Modot
l’instituteur / Jean Dasté
Demolder, « Pindare » / Sylvain Itkine
un soldat français / Georges Péclet
un soldat anglais / Jacques Becker
Générique
Réalisateur : Jean Renoir
Scénario et dialogues : Charles Spaak, Jean Renoir
Décors : Eugène Lourié
Image : Christian Matras
Son : Joseph de Bretagne
Montage : Marguerite Renoir, Marthe Huguet, Renée Lichtig en 1938
Musique : Joseph Kosma
Production : RAC avec Frank Rollmer, Albert Pinkovitch, Alexandre
Distribution : Connaissance du cinéma
Format : 35 mm, noir et blanc (1,37)
Durée : 1h53
N° de visa : 3 971
Sortie en France : 4 juin 1937
Autour du film
La Grande Illusion apparaît comme le plus classique des films de Jean Renoir. Il ne comporte aucun de ces brillants morceaux de mise en scène, tels que les immenses plans-séquences mêlés de profondeur de champ de La Règle du jeu . Le découpage paraît simple, clair, fonctionnel. Ce classicisme est lié au « réalisme » du film : respect de la multiplicité des langues, véracité des rapports humains, authenticité des extérieurs réels (même transposés et Alsace).
Un regard plus attentif détruit cette impression première. Rarissimes sont les scènes découpées en champs-contrechamps, avec une savante gradation des grosseurs de plan selon l’intensité dramatique. Renoir leur préfère des plans plus longs qui relient les individus les uns aux autres à la différence d’un découpage classique, isolant chacun dans son cadre. Fréquemment, les mouvements de caméra ou la profondeur de champ soulignent ce qui lie les personnages aux dépens de ce qui les sépare.
Les fenêtres, qui abondent, définissent un espace ouvert dans un monde fermé, dirigeant la vision du spectateur vers le monde extérieur dont ils sont coupés et l’imaginaire des personnages, leur appétit de vie et de liberté qui les rassemble. Mais l’effet de “ cadre dans le cadre ” de ces fenêtres renvoie aussi à la notion de mise en spectacle, de jeu, rappelée par Boëldieu dans une remarque ironique : « D’un côté des enfants qui jouent au soldat, de l’autre des soldats qui jouent comme des enfants ». La guerre est étroitement mêlée à la mise en spectacle : la « Marseillaise », les annonces (affiches) des combats non vécus par les personnages. Ceux-ci obéissent à cette logique du spectacle, du cabotinage de l’acteur à l’attitude des aristocrates Boëldieu et Rauffenstein, qui renvoient à l’univers de la chevalerie, dont « la morale, selon Georges Duby, s’imposa à l’ensemble de l’aristocratie européenne qui voyait dans ses valeurs spécifiques les critères de sa supériorité sociale ».
Pourtant, on voit s’effriter cette chevalerie dans le comportement des deux hommes. Ni Rauffenstein, étalant vaisselle et argenterie, ni Boëldieu satisfait que son cousin ait épousé « une femme très riche » ne sont fidèles au mépris du profit, la largesse chevaleresque, que pratique plutôt Rosenthal. Si Rauffenstein lit Casanova (peu chevaleresque), c’est encore Rosenthal qui se révèle plus fidèle que Maréchal au principe de courtoisie à l’égard d’Elsa…
Si Renoir et le scénariste Charles Spaak ont déclaré avoir voulu montrer que les barrières de classes sont plus fortes que les barrières entre les nations, il faut nuancer : certes, la fraternisation s’établit entre geôliers allemands et prisonniers français comme entre les deux aristocrates, mais Boëldieu trahit sa classe (Rauffenstein) et se sacrifie pour l’ex-mécano Maréchal et le bourgeois juif Rosenthal.
(Joël Magny)
Autres points de vue
Les classes restent les classes
« À retracer au cinéma la vie des prisonniers dans les camps de concentration allemands pendant la guerre, il était aussi facile de tomber dans le panneau d’une idéologie pseudo-humanitaire que dans celle d’un chauvinisme inexcusable. Le robuste réalisme de Jean Renoir lui a fait éviter ces deux écueils, même dans les scènes les plus scabreuses idéologiquement parlant… La leçon essentielle de ce film, ce sur quoi l’accent est mis, c’est que malgré la guerre, malgré les fils de fer et les baïonnettes, les classes restent les classes et que c’est en fonction d’elles que s’établissent les sympathies… »
Georges Sadoul, in Regards, 10 juin 1937
Au service d’une juste cause
« Hier, M. Jean Renoir insultait la France et prêchait la guerre civile. Aujourd’hui, il exalte ce qui constitue pour nous l’essence du nationalisme intelligent, le lien secret qui unit tous les hommes d’un pays. Que fera-t-il demain ?… Peu importe, puisque aujourd’hui, son grand talent le met au service d’une juste cause. »
Jean Fayard, in Candide
Des mélanges orientaux…
« M. Jean Renoir passe (mais je crois que ce n’est qu’une fausse réputation) pour un révolutionnaire en politique. Mais qui voit la Grande illusion, ce beau film, ne pourra que sortir exalté… Un Barrès y aurait trouvé des thèmes à solidifier ses théories les plus nobles, qu’il eût formulées en phrases merveilleuses… Certes, de ci, de là, M. Jean Renoir […] nous lance quelques petites phrases assez naïves et d’une sociologie un peu primaire… Il semble croire que l’élite n’est plus bonne à rien et qu’elle aurait bien fait de mourir au feu, pendant qu’il tourne ses espoirs vers une démocratie française dont le sang pur ne saurait que gagner, d’après lui, à être échauffé par quelques mélanges orientaux… »
Jean Barreyre, in Le Jour, 10 juin 1937
Un film de chevalerie
« C’était exactement un film de chevalerie, sur la guerre considérée comme un des beaux-arts, du moins comme un sport, comme une aventure où il s’agit de se mesurer plutôt que se détruire. Les officiers allemands du style Stroheim furent bientôt évincés de l’armée du IIIe Reich et les officiers français du style Pierre Fresnay sont morts de vieillesse. La grande illusion consistait à croire que cette guerre serait la dernière. »
François Truffaut, in Arts, 8 octobre 1968
Vidéos
Entrée en matière
Catégorie : Analyses de séquence
La première séquence de La Grande Illusion semble simplement dresser le décor et le point de départ d’une histoire qui commencerait avec l’arrivée de Maréchal et de Boëldieu au camp de Hallbach. Pourtant, Renoir ne se contente pas de présenter le trio Maréchal, de Boëldieu et von Rauffenstein, il introduit ce qui va constituer la matière même de son film. En premier lieu, ce qui structure le film de guerre, qui, jusqu’à une date récente, est avant tout un film d’hommes : l’absence des femmes comme de La Femme, désir et sentiments confondus ou se relayant. Cette frustration en rejoint une autre : la nourriture, dont l’abondance exceptionnelle désigne le manque, combien plus fréquent !
Cette séquence d’ouverture, par son découpage, donne une clé de la mise en scène de La Grande Illusion : un mouvement de va-et-vient constant entre l’isolement, la séparation des personnages et le rassemblement de certains au détriment d’autres. Français et Allemands peuvent paraître semblables, les espaces dans lesquels sont enfermés les prisonniers et leurs gardiens identiques, le temps que chacun vit également disloqué, créant l’illusion d’une fraternité, la guerre, dès la fin de cette ouverture rappelle sa présence et sa cruauté…
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Analyse : Joël Magny
Réalisation : Jean-Paul Dupuis
Gabin héros de La Grande Illusion ?
Catégorie : Analyses de séquence
La Bandera, Pépé le Moko, Gueule d’amour… Bien sûr, Gabin est sans discussion le héros de chacun de ses films comme plus tard de La Bête humaine ou du Jour se lève ! Son nom apparaît en premier au générique de La Grande Illusion, comme son nom sur les affiches. Pourtant, il boude la très mondaine première du film, déçu par le film qu’il a visionné en privé. Il lui semble que Stroheim lui a volé la vedette, et même en partie Pierre Fresnay. Les relations entre von Rauffenstein et de Boëldieu l’ont emporté sur le couple “ouvrier-aristocrate” que formaient Maréchal et de Boëldieu. Et à y regarder de près, Maréchal n’est en effet guère le moteur de l’action de La Grande Illusion.
Pourtant, c’est bel et bien, en plus d’un film de Renoir, un film de Gabin et non de Fresnay ou Stroheim… C’est qu’en 1937, Jean Gabin est une star, un mythe, celui de l’ouvrier populaire, du voyou sentimental, poursuivi par un destin tragique…
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Analyse : Joël Magny
Réalisation : Jean-Paul Dupuis
Pistes de travail
Quelle est l’illusion dont parle le titre ?
C’est évidemment que la Grande Guerre sera la « Der des Der ». En 1937-38, un homme aussi lucide que Renoir, engagé auprès des forces du Front Populaire, ne peut pas ne pas voir la montée en puissance du nazisme et l’approche d’un second conflit mondial.
Une autre illusion est que la guerre puisse se dérouler une fois de plus selon des principes chevaleresques, où des combattants professionnels et aristocratiques se battraient en épargnant au peuple des sacrifices inutiles.
Illusion aussi, pour un homme à la sensibilité de gauche, toute forme de nationalisme, forcément destructeur et meurtrier. Mais illusion également, cette solidarité de classe qui suffirait à transcender la division des nations.
Illusion enfin qu’un simple film puisse lutter contre la guerre. Tout juste le cinéma peut-il agir sur les mœurs, a souvent précisé Renoir…
Le portrait de Rosenthal est-il antisémite ?
La perception du personnage de Rosenthal a beaucoup varié selon les époques. En 1937-38, l’extrême droite accuse Renoir : le portrait de Rosenthal, « juif sympathique », est une imposture, ou alors, l’exception de Rosenthal confirme la règle du juif « lâche et corrompu ». Lorsque le film ressort en 1946, après l’holocauste, les reproches lancés dès 1937 par les progressistes redoublent : pourquoi avoir donné à Rosenthal les caractéristiques du juif selon la propagande des années 30 ? Famille de banquiers, riche, récemment naturalisé…
Où est la vérité ? On peut faire examiner le cheminement réel de Rosenthal et celui de chacun des autres personnages à son égard. Noter, par exemple, que les largesses ostentatoires de Rosenthal deviennent vitales lorsqu’il s’agit de ranimer l’acteur, oublié dans le tunnel. Il est le premier à regretter d’avoir à s’évader sans Maréchal. C’est pour lui autant que pour Maréchal que Boëldieu, pourtant peu enclin à apprécier ce que représente Rosenthal par rapport au vrai sang français, se sacrifie. Dans la séquence finale, Rosenthal chante « Il était un petit navire… », renvoyant au sacrifice de Boëldieu, mais aussi au jeune marin de la chanson, sacrifié pour le bien commun des marins naufragés, bouc émissaire, comme le peuple juif…
Les Fenêtres
Faire répertorier les innombrables fenêtres présentes dans le film et faire chercher le sens de chacune d’entre elles : séparation d’avec le monde de la liberté, ouverture sur l’imaginaire, sur un autre monde fermé, manifestation de l’esprit collectif des prisonniers rassemblés dans un même cadre, mise en évidence et en spectacle des personnages, d’une scène…
Mise à jour: 17-06-04
Expériences
Outre le cinéma de divertissement pur — films chantés entre autres —, le cinéma de l’Entre-deux-guerres n’est pas exempt d’arrière-pensées politiques. Le cinéma populaire épouse aisément les slogans de la presse et des politiciens conservateurs : les scandales, l’antiparlementarisme, l’appel ; à un « sauveur » (Ces messieurs de la Santé , de Pière Colombier, La Banque Nemo , de Marguerite Viel, Le Père Lampion , de Christian-Jaque…).
Le film militariste n’est pas absent de cette période. Outre la vieille veine du comique troupier, le film de « tourlourou », apparemment anodine et innocente comme le personnage de Fernandel qui l’incarne souvent, mais aux titres significatifs ( Le Coq du régiment, La Caserne en folie, La Margoton du bataillon, La Garnison amoureuse, Trois artilleurs au pensionnat, J’arrose mes galons ), le film de guerre fleurit. Avec Les Croix de bois (1931), Raymond Bernard a donné l’épopée émouvante et commémorative de la Grande Guerre. Marcel L’Herbier est aux premières loges de l’esprit militariste et de l’héroïsme traditionnel (Veille d’armes, 1935 ; La Porte du large, 1936) et milite contre « un Front populaire défaitiste », c’est-à-dire « pacifiste » à tout prix, comme le sera, Alerte en Méditerranée, de Léo Joannon (1938), où Anglais, Allemands et Français s’unissent pour lutter contre des trafiquants d’armes.
Dans ce cadre, la Grande Illusion est un film atypique, ni pacifiste à tout prix, puisque les évadés reprendront le combat, ni héroïque, puisque les héros sont situés dans des camps pas nécessairement invivables. Pas anti-héroïque non plus (le sacrifice de Boëldieu), il prend le film de guerre à rebours, à travers ce que le guerrier a de prestigieux : l’immobilité due à la défaite et la captivité.
Outils
Biliographie
La grande illusion, L'Avant-scène du cinéma n° 44, Ed. du Seuil/l'Avant-scène, 1971.
La grande illusion, Ed. Balland, coll. "Bibliothèque des classiques du cinéma", 1974.
La grande illusion, Olivier Curchod, Ed. Nathan, coll. Synopsis, 1994.
Jean Renoir, André Bazin, Ed. Champ Libre, 1971.
Jean Renoir, Célia Bertin, Ed.Gallimard, coll. Découvertes, 1994.
Jean Renoir : le spectacle, la vie, Claude Beylie, Cinéma d'aujourd'hui n° 2, 1975.
Jean Renoir : the world of hid films, Leo Braudy, Columbia Univertity Press, 1989. (en anglais)
Jean Renoir, le désir du monde, Guy Cavagnac, Ed. Société des découvertes/Ed. Henri Berger, 1994.
Jean Renoir, Raymon Durgnat, University of California Press, 1974. (en anglais)
The Social Cinema of Jean Renoir, Christopher Faulkner, Princeton University Press, 19886. (en anglais)
Jean Renoir, Pierre Haffner, Rivages, 1987.
Jean Renoir, l'insurgé, Daniel Serceau, CinémAction/Le Sycomore, 1981.
Jean Renoir, la sagesse du plaisir, Ed. du Cerf, coll. "7è Art, 1985.
Jean Renoir, Roger Viry-Babel, Ed. Ramsay, coll. "Ramsay-Poche Cinéma", 1994.
15 ans d'années trente, Jean-Pierre Jeancolas, Ed. Stock/Cinéma, 1983.
Le cinéma français des années 30, Raymon Chirat, Ed. 5 continents/Hatier, 1983.
L'âge classique du cinéma français, Pierre Billard, Ed. Flammarion, 1995.
Un tournage à la campagne
Ina (Interview de Jean Renoir sur la nouvelle sortie de La Grande illusion)
Analyse filmique (Académie de Grenoble)
Kimena (dossier pédagogique)
Daily Mars (Coulisse de la restauration du film)
La cinémathèque de Toulouse (Dossier pédagogique)
La Grande illusion (Bande Annonce)
Catégorie : Bandes-annonce