Synopsis
Marie 1 et Marie 2 s’ennuient fermement. Leur occupation favorite consiste à se faire inviter au restaurant par des hommes d’âge mûr, puis à les éconduire prestement. Fatiguées de trouver le monde vide de sens, elles décident de jouer le jeu à fond, semant désordres et scandales, crescendo, dans des lieux publics.
Distribution
Jitka Cerhová : Marie I
Ivana Karbanová : Marie II
Julius Albert : un homme
Marie Cesková
Jan Klusák
Générique
Titre : Les Petites Marguerites
Titre original : Sedmikrásky
Réalisation : Věra Chytilová
Scénariste : Věra Chytilová, Ester Krumbachová et Pavel Juráček
Directeur de la photographie : Jaroslav Kučera
Musique : Jiří Šlitr et Jirí Sust
Autour du film
Les Petites Marguerites se présentent en apparence comme une comédie. Cependant, comme c’est presque toujours le cas dans l’œuvre de Chytilová à travers des formes plus ou moins implicites ou symptomatiques, le film est porteur d’une critique sociale et politique. Chytilová marie là des thèmes intemporels avec l’analyse d’un style de vie donné – celui de la jeunesse, et plus précisément des jeunes femmes de son époque. Les gags du film, le mouvement stylisé des comédiennes, le rythme parfois accéléré de l’image, ainsi que la musique, renvoient aux films comiques des origines du cinéma : nul besoin de paroles pour comprendre les sketches burlesques que mettent en place les deux protagonistes du film (certaines scènes du film sont donc muettes). À la fin, nous assistons même à une bataille de tartes à la crème. Mais derrière cette façade se cache une réflexion sur des thèmes socio-politiques plus complexes.
Parallèlement à cette parenté avec le genre comique, Les Petites Marguerites portent en elles les principes formels du cinéma expérimental. Ainsi, le film est organisé à la fois de manière abstraite (organisation à l’aide de couleurs, de formes et de mouvements de caméra, autant sur la base de motifs que travaillés comme des variations) et de manière associative (sur la base d’amoncellement d’images sans logique apparente où le sens naît justement du mariage de ces dernières). De fait, l’impression qu’a le spectateur est celle de passer librement à travers le récit du film, un récit constitué de scènes dont l’ordre pourrait être interchangeable sans que la signification du film en soit modifiée, comme si seuls existaient l’ici et le maintenant. En ce sens, l’agencement classique propre aux films comiques est remplacé par une forme abstraite où l’association de scénettes comiques à des expressions visuelles purement créatives suscite un effet de distanciation. Ce modèle formel rend difficile l’élaboration d’hypothèses d’interprétation : le spectateur ne cherche qu’avec peine des liens logiques entre les différentes scènes. L’absence de relations de cause à effet entraîne un déplacement du comportement des héroïnes à un niveau symbolique – le système narratif, basé sur une forme abstraite, constitue ainsi la principale particularité du film.
Les Petits Marguerites sont dénuées de fil narratif au sens classique. Le style domine entièrement la narration, qui se plie à une fragmentation rythmique basée sur des parentés métaphoriques. Si le film n’offre pas d’unité de temps et d’espace, sa construction maintient néanmoins une apparence de développement linéaire dans le temps. Le contexte est signalé par les images de guerre qui apparaissent en introduction et en conclusion du film. Les images d’archives représentant des conflits guerriers et des explosions ancrent l’œuvre dans la seconde moitié du 20e siècle. La durée totale du film est de 74 minutes. Or, la durée du récit n’est pas nettement délimitée et seuls quelques indices – notamment les vêtements portés par les deux jeunes filles – portent à croire qu’il s’agit là de plusieurs semaines, tout au plus de quelques mois. L’espace a lui aussi ses délimitations. Si l’on ne compte pas les scènes situées dans un espace imaginaire, on pourrait lister les lieux suivants : la chambre d’une des deux filles, un res- LES PETITES MARGUERITES éléments d’analyse Analyse 9 taurant et des toilettes publiques, la gare, la piscine, la campagne et la salle d’un cabaret. Les liens entre ces espaces ne sont pas définis et les déplacements des jeunes filles entre eux se font en dehors du récit.
Nous pourrions comparer le modèle narratif du film à un poème qui ferait revenir régulièrement un vers en guise de refrain, comme c’est le cas du Corbeau d’Edgar Allan Poe par exemple, avec son « Never more », voire qui emploierait des procédés de variations pour des passages plus étendus. On peut voir le refrain des Petites marguerites dans les scènes lyriques de piscine, dont l’effet est renforcé par leur caractère monotone et répétitif. Tout comme pour Le Corbeau, ce refrain n’est pas uniforme, mais revient à chaque fois légèrement modifié. Puis, les événements qui suivent les scènes de piscine se mettent eux aussi à se répéter, avec toujours de nouvelles nuances. À ce caractère mécanique renvoient les toutes premières images du film, avec leurs rouages mécaniques. On pourrait également rapprocher ce modèle à celui des jeux de société où les joueurs jouent chacun son tour. L’échange qui revient lui aussi comme un refrain du film « Qu’importe ? – N’importe ? » fait également penser aux règles d’un jeu.
La narration ne fait le plus souvent qu’effleurer la surface des choses : nous suivons les actions des jeunes filles, mais non leur motivation intérieure, ni même leur psychologie. Leur comportement hautement stylisé les fixe dans une attitude de pose faussement naïve. Le spectateur n’a que quelques informations à leur sujet, somme toute très superficielles, et les échanges que mènent les deux héroïnes ne lui en apprennent que très peu à leur sujet : fragmentaires et hors contexte, ils sont souvent constitués de formules toutes faites ou de jeux de mots du genre « Pas le mort, il s’en fiche fort » ou « Elle est vieille, votre vieille ? ». De fait, si l’on excepte que Marie I a un emploi et que la chambre où les héroïnes logent est inscrite à son nom, les deux filles sont pratiquement interchangeables. Par ailleurs, le récit comporte volontairement plusieurs trous flagrants qui ne seront comblés pas même au dénouement. Ainsi, nous ignorons à quoi pensent les filles lorsqu’elles constatent que « La dépravation est partout en ce monde. », pourquoi elles ont l’impression que personne ne les comprend, d’où elles viennent, qui elles sont, si elles ont de la famille, si elles sont soeurs ou non, quel est l’objectif de leurs actions… Par ailleurs, si le scénario du film les présente sous les noms de Marie I et Marie II, ces prénoms n’apparaissent à aucun moment du film.
Les épisodes de la piscine instaurent les normes formelles du film. Les jeunes filles y sont le plus souvent assises ou allongées et leur posture donne une impression de marionnettes laissées de côté, impression renforcée dans la première de ces scènes par les grincements de bois que l’on entend dans la bande-son à chacun de leur mouvement. Lorsque les jeunes filles mènent un dialogue, celui-ci est concis et fait de formules lapidaires proches de slogans. Ces scènes ne comportent aucun événement-clé pour la narration. Par contre, elles constituent un tremplin pour le travail novateur du caméraman Jaroslav Kučera. L’esthétique instaurée ainsi inclut un montage associatif, une combinaison de pellicule noir et blanc et de couleur, des relations guère naturelles entre image et son, et des modifications dans les couleurs de l’image cinématographique. Ce faisant, les méthodes employées pour modifier la couleur de l’image ne se répètent jamais tout au long du film : Kučera emploie à chaque fois de nouvelles formules esthétiques pour faire avancer la narration.
À côté de l’illustre caméraman Jaroslav Kučera – futur mari de la réalisatrice – Chytilová s’est ici allouée la collaboration Analyse 10 d’une autre figure majeure de la cinématographie tchèque, la scénariste, costumière et décoratrice Ester Krumbachová. En continuité avec ses œuvres précédentes, Chytilová apporte un regard cru et finement observateur sur le quotidien de ses deux protagonistes. De fait, les épisodes où domine un style laconique et précis sont principalement le fait de Chytilová : les scènes au restaurant, aux toilettes publiques, à la gare. C’est dans ces scènes aussi qu’ont lieu les principales confrontations entre hommes et femmes – et la question de l’individualité, notamment de la femme, traverse toute l’œuvre de Chytilová comme un fil rouge. Par opposition, les scènes qui ont lieu dans la chambre des filles portent la claire marque du style de Krumbachová. Elles sont pleines d’un symbolisme lié aux couleurs, avec des costumes marquants et de riches décorations. Les accessoires y sont choisis avec un soin particulier, porteurs de sens métaphorique et de liens symboliques. Ces scènes sont stylisées de façon parfois excessive, et le maquillage expressif des jeunes filles y rappelle celui de la tragédie antique.
Pour son premier long métrage, Chytilová souhaitait dépeindre le quotidien de deux jeunes filles à un moment charnière de leurs vies, vers la fin de l’adolescence, avant d’entrer pleinement dans le train-train de la vie active : un moment où tout est encore possible et où les normes sociales n’ont pas encore bridé leur spontanéité. Cette thématique sociale, en partie autobiographique, est alors en phase avec les œuvres précédentes de la réalisatrice, notamment Le Plafond, Un sac de puces ou Quelque chose d’autre. Mais en rencontrant Krumbachová et en découvrant les expérimentations formelles auxquelles s’adonne en privé Kučera, Chytilová décide de laisser tomber tout ce qu’on lui a enseigné à l’école de la FAMU et de réaliser ce dont elle rêve depuis qu’elle a décidé de faire du cinéma : une œuvre qui profiterait pleinement des possibilités du cinéma, forme d’art faisant intervenir toutes les autres – image, son, écriture… – et qu’aucune d’entre ces dernières ne saurait apporter individuellement. La liberté des auteurs du film doit être totale : c’est ici l’occasion pour eux d’aller jusqu’au bout de leurs expérimentations formelles. De fait, il ne s’agira plus de donner une image fidèle du quotidien des jeunes filles, dans le style caméra-vérité propre à une partie de la Nouvelle vague tchèque – même s’il en reste des traces dans le film : le parler quelque peu irritant des filles, leurs chewing-gums, la chambre dont elles semblent être colocataires, le fait que les deux protagonistes sont jouées par des actrices non professionnelles, la scène avec le chef de gare qui, de toute évidence, est un véritable chef de gare interpellé sur place par l’équipe du film… En réfléchissant avec Ester Krumbachová au thème du film lors de sa préparation, un déplacement essentiel s’opère : le véritable thème du film sera la destruction, sous toutes ses formes, aussi bien matérielle (objets détruits, tentatives de suicide, assassinat final des jeunes filles…) que spirituelle (dépravation des héroïnes, torture émotionnelle qu’elles imposent aux hommes, violence commise sur elles par la société…).
Pistes de travail
Les fleurs du printemps : la Nouvelle vague tchèque
À la fin des années 1950, après que Khrouchtchev eut dénoncé les crimes staliniens et après la répression violentes des soulèvements de 1956 en Pologne et en Hongrie, le régime communiste en Tchécoslovaquie commence à se questionner de plus en plus sur soi-même. À partir du début des années 1960, des auteurs comme Milan Kundera, Ludvík Vaculík, Ivan Klíma, etc., réunis autour de la revue culturelle Literární noviny, jadis ardents défenseurs du régime, remettent de plus en plus en cause la nature dictatoriale du système. Une nouvelle génération de cinéastes se forme alors à la fameuse école de cinéma de Prague, la FAMU. Parmi eux, nous pouvons citer des auteurs tels que Miloš Forman, Jiří Menzel, Ivan Passer, Pavel Juráček, Jan Němec, Jaromil Jireš, Evald Schorm, Jan Schmidt, Juraj Herz… Influencés par la Nouvelle vague française, ils décident eux aussi de se démarquer de leurs prédécesseurs et empruntent un style jugé plus proche de la réalité, avec une vision philosophique moins simpliste. Certains réalisateurs plus âgés comme Vojtěch Jasný ou Karel Kachyňa rejoignent eux aussi le mouvement.
Les genres qu’ils abordent sont variés. La comédie est le genre qui a le plus de succès public, avec des œuvres qui sont souvent des comédies douces-amères comme par exemple Au feu, les pompiers de Forman ou Trains étroitement surveillées de Menzel (Oscar du meilleur film étranger en 1968). D’autres films adoptent la forme de la parabole, qu’elle soit tournée vers des sujets contemporains comme dans Le Retour du fils prodigue de Schorm, vers le passé comme dans L’Incinérateur de cadavres de Herz, ou qu’elle se situe dans un espace-temps abstrait comme dans La Fête et les invités de Němec. Des documentaires inspirés du cinéma-vérité voient le jour, parmi lesquels Le Plafond ou Un Sac de puces de Chytilová.
Le film de guerre est un genre abordé fréquemment : le régime communiste, dans sa propagande anticapitaliste, voyait d’un oeil favorable toute œuvre dénonçant le fascisme, considéré comme un système typiquement occidental. Cependant, les auteurs de la Nouvelle vague s’emparent du genre d’une manière neuve : la distinction entre héros et personnages négatifs s’estompe (Un Carrosse pour Vienne de Kachyňa, 1966), certains films de guerre de l’époque virent plus ouvertement vers un style narratif expérimental, mettant à bas les déterminations d’espace et de temps (Les Diamants de la nuit de Němec, 1964)… C’est dans ce contexte aussi qu’un cinéaste plus âgé comme Karel Zeman, génial auteur de films mêlant le jeu d’acteur aux procédés du cinéma d’animation, crée une série de films antimilitaristes dont la créativité renoue avec le style hautement créatif des avant-gardes de l’entre-deux-guerres (par exemple Chronique d’un fou (1964) situé pendant la Guerre de Trente ans).
La période marque un des âges d’or de la cinématographie tchèque et voit la création de certaines œuvres majeures, qui ne sont d’ailleurs pas toutes issues de la Nouvelle vague, comme par exemple le film Markéta Lazarová (1967) de František Vláčil. C’est à cette époque aussi que fait ses débuts le grand réalisateur de films d’animation surréalistes Jan Švankmajer qui ne se rattache pas lui non plus à la Nouvelle vague, même si certains de ses films s’en rapprochent par certains éléments (L’Appartement, Le Jardin…).
Stimulés par la créativité des cinéastes de la Nouvelle vague et par leurs nombreux succès internationaux, des réalisateurs de genres mineurs créent alors eux aussi des films particulièrement inventifs. À titre d’exemple, nous pouvons citer la parodie de westerns Joe Limonade d’Oldřich Lipský et Jiří Brdečka. Les premières comédies musicales tchèques voient le jour (Les Vieux de la houblonnière de Ladislav Rychman, Si mille clarinettes… de Ján Roháč et Vladimár Svitáček)…
Le dégel politique de ces années aboutit en 1968 avec le Printemps de Prague, tentative d’un socialisme « à visage humain ». La censure est abolie et les cinéastes de la Nouvelle vague se mettent à tourner des films ouvertement critiques envers le régime communiste, comme par exemple La Plaisanterie de Jireš, Chronique morave de Jasný, L’Oreille de Kachyňa ou Alouettes, le fil à la patte de Menzel. Ce mouvement est stoppé net après l’invasion du pays en août 1968. Quantité de films sont interdits, certains avant même d’être distribués. Au cours des deux décennies suivantes désignées par le terme de « Normalisation », dans le sens d’un retour aux normes totalitaires, et marquées par une occupation du pays par les armées soviétiques, les principaux représentants de la Nouvelle vague sont d’abord interdits de travail, puis fortement limités dans les sujets et la forme de leurs films. Nombre d’entre eux comme Forman, Passer, Jasný, Němec… préfèrent s’exiler.
Un film féministe ?
Le thème de la relation homme-femme traverse l’ensemble du film, qui constitue une critique virulente de la partie masculine de l’humanité. La dénonciation des hommes est présente dans le fil narratif : les hommes sont infidèles à leurs épouses en rencontrant les jeunes filles. Mais elle est présente aussi dans le style du film, à travers la destruction qu’opère la réalisatrice du langage patriarcal classique du cinéma. Nous trouvons une autre scène à l’effet semblable que celle où l’homme de la piscine est « rapetissé » lorsque les deux filles noient la photographie d’un homme musclé dans leur baignoire. Selon les théories féministes, la présence de la femme à l’écran représente l’absence du phallus. Les Petites Marguerites vont plus loin encore dans une séquence qui a lieu dans la chambre des filles et qui semble être un happening avec le feu. Au cours de cette séquence, les héroïnes jouent avec des aliments dont la forme rappelle les parties génitales masculines : cornichon, petit pain, banane, saucisse, œuf… Une menace de castration se fait présente lorsqu’elles se mettent à découper ces fruits. Le tout au son des douces paroles d’amour qu’adresse le jeune homme par téléphone à « Juliette ». Ce prénom renvoie bien sûr à l’archétype de l’histoire d’amour, Roméo et Juliette de Shakespeare, comme si Chytilová ne voyait jusque dans la poésie lyrique qu’un simulacre de désir érotique.
À noter que si les deux héroïnes passent le gros du film à narguer les hommes, toutes les variations de tension entre les sexes sont discrètement présentes dans le film : dans une scène au restaurant, on aperçoit une femme habillée en homme, puis deux hommes en train de se prendre dans les bras.
Des années plus tard, dans le documentaire À la recherche d’Ester que lui dédia Chytilová, Ester Krumbachová dira que son seul regret par rapport aux Petites Marguerites est d’avoir eu recours à deux protagonistes féminins aussi jeunes. Ce choix était bien sûr motivé par l’idée de départ du film (la vie quotidienne de deux jeunes filles), et dans le film tel qu’il fut réalisé, les deux personnages, avec leur jeunesse inconsciente, à la fois irritants et attachants, servent finalement de parfait contre-point au style expérimental du film, de sorte que le spectateur ne s’ennuie jamais. Mais avec le recul, Krumbachová jugera que la présence de deux jeunes filles, parées de costumes magnifiquement pop et superbement décalés (les accessoires de mode en métal rouillé), voire presque entièrement dévêtues, représentait une concession, un élément aux limites du kitsch, par lequel il s’agissait d’aguicher le spectateur pour retenir son attention…
Analyse thématique
Les films de Vera Chytilova, née en 1929, s’inscrivent dans le mouvement de la « Nouvelle vague » tchécoslovaque. « Les Petites Marguerites » est le deuxième long métrage de fiction de la réalisatrice, et le plus célèbre. Entre excès de gourmandise et gâchis de nourriture, les deux protagonistes (Marie I et Marie II) se rebellent et critiquent la surconsommation, la société de guerre et le patriarcat. Une vidéo qui analyse la narration expérimentale et la grande liberté de forme que prend le film.